— Vous savez qui a dénoncé Roberte au village ?
Insister, je le savais, c’était comme secouer une mare remplie de vase. L’eau se troublait.
— Non, personne ne sait qui l’a dénoncée, a répondu l’homme avant que sa femme ne puisse parler.
— Votre femme vous a dit pourquoi nous sommes là exactement ?
— Expliquez-moi.
— Nous avons reçu une carte postale anonyme à propos de notre famille et nous cherchons à savoir si elle peut avoir été écrite par quelqu’un du village.
— Vous voulez me la montrer ?
Le vieux monsieur a regardé attentivement et silencieusement la photographie sur mon téléphone.
— Et donc cette carte postale, c’est comme une dénonciation, c’est cela que vous voulez dire ?
Il avait posé la bonne question.
— Son caractère anonyme nous laisse une impression étrange, vous comprenez ?
— Je comprends très bien, a-t-il dit en hochant la tête.
— C’est pour cela qu’on se demande s’il y avait des gens très proches des Allemands aux Forges.
Cette phrase l’a dérangé, il a fait une grimace.
— Cela vous gêne d’en parler ?
Sa femme est intervenue, le couple se protégeait l’un l’autre.
— Écoutez, mon mari vous l’a dit, le passé, personne n’a envie de le revisiter. Mais il y a eu des gens très bien dans le village, vous savez, a-t-elle ajouté.
— Oui, des gens très bien, a renchéri son mari, il y a eu l’instituteur.
— Non, c’était pas l’instituteur, c’était le mari de l’institutrice. Il travaillait pour la préfecture, a rectifié sa femme.
— Vous pouvez nous en parler ? a demandé ma mère.
— Il vivait ici, au village, mais il travaillait à Évreux. À la préfecture donc. Je ne sais pas dans quel service, il n’avait pas un poste important je crois, mais il avait accès à des informations. Et dès qu’il pouvait aider les gens, les prévenir, eh bien il s’organisait. Un gars très bien.
— Il est toujours en vie ?
— Oh non. Il a été dénoncé, dit la femme les larmes aux yeux. Il est mort pendant la guerre.
— Il est tombé dans un piège, a précisé son mari. Deux miliciens sont allés le voir en disant : « Il paraît que vous savez faire passer des gens en Angleterre, on est recherchés par la police, aidez-nous. » Alors il leur a donné rendez-vous pour les sauver – sauf qu’au rendez-vous, les Allemands l’attendaient pour l’arrêter.
— Vous savez en quelle année c’était ?
— Je dirais en 1944. Il a été dirigé vers Compiègne, puis au camp de Mauthausen. Il est mort prisonnier en Allemagne.
— Après la guerre, comment l’institutrice a réagi ?
La femme a baissé les yeux, elle s’est mise à parler tout doucement.
— C’était notre institutrice et nous l’aimions beaucoup, vous comprenez. Après guerre on ne parlait que de ça au village. Des dénonciations, de tout ce qui s’était passé. Et puis après, tout le monde a décidé qu’il fallait passer à autre chose. Notre institutrice aussi. Mais elle ne s’est jamais remariée.
Sa voix est devenue tremblante et ses yeux se sont mouillés de larmes.
— Je voudrais simplement vous poser une dernière question, ai-je tenté. Vous pensez qu’il existe encore des gens dans le village qui auraient connu les Rabinovitch ? Des gens qui pourraient nous en parler ? Qui auraient des souvenirs ?
La femme et l’homme se sont regardés, comme pour s’interroger l’un l’autre. Ils savaient bien plus de choses qu’ils ne voulaient nous le dire.
— Si, a dit la femme qui séchait ses larmes. Je pense à quelque chose.
— À quoi ? a demandé son mari, inquiet.
— Les François.
— Ah mais bien sûr, les François, a répété son mari.
— La mère de Mme François était femme de ménage chez les Rabinovitch.
— Ah bon ? Vous pouvez nous dire où elle habite ?
Le monsieur a pris un bloc-notes et y a noté l’adresse. En nous tendant le bout de papier, il a précisé :
— On va dire que vous l’avez trouvé dans l’annuaire. Et maintenant nous allons vous raccompagner car nous avons beaucoup de choses à faire.
Le bloc-notes, cela m’a donné une idée.
Je me suis dit que je pourrais peut-être demander à Jésus de faire une analyse des écritures.
Quand nous sommes sorties de la maison, le ciel était devenu bleu. Le soleil se reflétait dans les flaques d’eau phosphorescentes, nous aveuglant. Nous avons marché jusqu’à la voiture en silence.