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— Aucune.

— Bon… il faut… qu’on trouve un prétexte pour qu’il nous emmène dans son salon et qu’il nous montre son piano…

— On pourrait dire qu’on est collectionneuses de pianos ?

— Non, il va se méfier… en revanche on peut dire que nous sommes des antiquaires. Voilà. Qu’on fait l’expertise de certains objets et que cela peut les intéresser…

— Et s’il refuse ?

J’ai appuyé sur la sonnette au nom de Fauchère. Un homme âgé mais portant beau, avec des habits très bien repassés, est sorti de la maison. Cette rue était trop calme soudain.

— Bonjour, a-t-il dit d’une façon plutôt affable.

Il était apprêté, rasé de près, ses joues brillaient, une bonne crème hydratante sans doute, il était bien coiffé. J’ai aperçu dans son jardin une sorte de sculpture étrange, très laide. Cela m’a donné une idée.

— Bonjour monsieur, pardon de vous déranger, nous travaillons pour le Centre Pompidou, à Paris, vous connaissez peut-être ?

— C’est un musée, je crois, dit-il.

— Oui, nous préparons une grande exposition d’un artiste contemporain. Vous vous intéressez à l’art un peu ?

— Oui, dit-il en se passant la main dans les cheveux, enfin, en amateur…

— Alors vous serez sensible à notre demande. Notre artiste travaille à partir de photographies anciennes. À partir de photographies des années 30 plus précisément.

Ma mère hochait la tête à chacune de mes phrases, en fixant l’homme droit dans les yeux.

— Et nous, nous avons pour mission de lui trouver, dans les brocantes ou chez des particuliers, des photographies de cette époque…

L’homme nous écoutait avec attention. Ses sourcils froncés et ses bras croisés montraient qu’il n’était pas du genre à avaler n’importe quelles salades.

— Pour son installation, il a besoin de beaucoup de photos de cette époque…

— On rachète les photos entre 2 000 et 3 000 euros, a dit Lélia.

Je regardai ma mère un peu étonnée.

— Ah bon ? s’est étonné le monsieur. Mais quel genre de photos ?

— Oh, cela peut être des paysages, des photos de monuments ou simplement des photographies familiales… dis-je, mais uniquement des années 30.

— On paye en liquide, a ajouté ma mère.

— Écoutez, a répondu le monsieur très agréablement surpris. Je sais qu’il y a quelques photographies chez moi, qui datent de ces années-là, je peux vous les montrer…

Et l’homme a passé une nouvelle fois la main dans ses cheveux, il avait des dents extraordinairement blanches.

— Attendez-moi au salon, a-t-il dit, je vais regarder dans mes affaires, tout est rangé dans mon bureau.

Dans le salon, nous l’avons vu tout de suite. Le piano. Un magnifique piano à queue en palissandre. Il avait été transformé en meuble décoratif. Sur le plat de son dos, un napperon en dentelle présentait plusieurs petits objets en porcelaine. Il était impossible pour nous de dire s’il s’agissait d’un quart de queue, d’un trois quarts de queue ou autre, mais on pouvait assurément dire qu’il était bien trop imposant pour être un piano de joueur du dimanche. Il fallait être un pianiste confirmé pour jouer d’un instrument pareil. Il était majestueux avec deux pédales dorées en forme de goutte d’or, les lettres PLEYEL sculptées dans le bois apparaissaient en transparence. Les touches blanches en ivoire et les noires en ébène semblaient avoir conservé leur splendeur d’origine. J’ai eu l’impression de voir le fantôme d’Emma, assise de dos sur le tabouret, se retourner vers nous et chuchoter dans un soupir :

— Enfin. Vous êtes venues.

Monsieur Fauchère est entré dans la pièce. Il a trouvé étrange que nous soyons en train d’observer son piano, cela ne lui plaisait pas du tout.

— Vous avez un beau piano, il a l’air ancien, ai-je dit en ayant du mal à cacher mon émotion.

— N’est-ce pas ? dit-il. Tenez, je vous ai trouvé quelques photographies qui pourraient vous intéresser.

— C’est un piano de famille ? a demandé ma mère.

— Oui, oui, a-t-il dit, mal à l’aise. Regardez, ces photographies datent des années 30 et elles ont été prises dans le village. Je pense que cela peut vous intéresser.

Il avait l’air très content de sa trouvaille et souriait de toutes ses dents blanches. Il nous a tendu une boîte et nous avons découvert une vingtaine de photographies. C’étaient les photographies de la maison des Rabinovitch, des photographies du jardin des Rabinovitch, des fleurs des Rabinovitch, des animaux des Rabinovitch… J’ai vu que ma mère accusait le coup. Un grand malaise s’est installé. Dans notre dos, la présence du piano était presque insupportable.

— J’ai un cadre aussi, je vais vous le chercher.

Au fond de la boîte, ma mère a vu une photographie de Jacques, prise devant le puits, l’été où Nachman était venu l’aider à planter le jardin. Jacques portait fièrement sa brouette en regardant l’objectif. Souriant à son père avec son pantalon de culotte courte.

Lélia a pris la photographie dans ses mains, elle a baissé son visage, plutôt il s’affaissa, et des larmes ont commencé à couler sur ses joues.

Évidemment, cet homme n’était pas responsable de la guerre ni de ses parents, pas responsable des vols. Mais nous ressentions malgré tout une grande colère monter en nous. Il est revenu avec une photographie de la maison des Rabinovitch, une belle photo encadrée – sans aucun doute celle qui avait été prise sur le mur, avant l’emménagement de la nouvelle propriétaire que Lélia avait rencontrée.

— C’est qui sur la photographie ? Votre père peut-être ? a demandé Lélia en montrant Jacques.

Monsieur Fauchère ne comprenait plus rien. Ni pourquoi ma mère pleurait, ni pourquoi elle lui parlait avec dureté.

— Non, ce sont des amis de mes parents…

— Ah. Des amis proches ?

— Je crois oui, je crois que le garçon, là, c’était un voisin.

J’ai essayé de contenir la situation, en justifiant les questions de ma mère.

— Nous vous posons toutes ces questions parce que se pose le problème des droits. En effet, il faut que les descendants donnent l’autorisation de diffuser la photographie. Vous les connaissez ?

— Il n’y en a pas.

— Pas quoi ?

— Il n’y a pas de descendants.

— Ah, dis-je en essayant de cacher mon trouble. Au moins ça règle le problème.

— Vous êtes vraiment sûr qu’il n’y a pas de descendants ?

Lélia posa cette question d’une façon si agressive que l’homme devint très soupçonneux.

— Comment s’appelle votre galerie déjà ?

— Ce n’est pas une galerie, c’est un musée d’art contemporain, ai-je bredouillé.

— Mais vous travaillez pour quel artiste exactement ?

Il fallait trouver vite une réponse, Lélia n’écoutait plus du tout. Soudain un éclair m’a traversé la tête.

— Christian Boltanski, vous connaissez ?

— Non, comment cela s’écrit ? Je vais regarder sur Internet, dit-il, soupçonneux, en prenant son téléphone portable.

— Comme cela se prononce, Bol-tan-ski.

Il a tapé le nom sur le téléphone et il s’est mis à lire sa fiche Wikipédia à voix haute.

— Je ne connaissais pas, dit-il, mais ça a l’air intéressant…

Le téléphone a sonné dans une pièce à côté, l’homme s’est levé.

— Je vous laisse regarder, je vais prendre cet appel, dit-il en nous laissant seules dans la pièce.

Lélia en a profité pour attraper quelques photographies qui se trouvaient au fond de la boîte à chaussures. Elle les a glissées dans son sac à main. Ce geste de ma mère m’a rappelé mon enfance. Je l’avais toujours vue faire ça dans les cafés, les bistrots, elle prenait les carrés de sucre pour les fourrer dans son sac, les sachets de sel, de poivre et de moutarde. On ne peut pas dire que c’était du vol, c’était à disposition des clients. En rentrant à la maison, elle les rangeait dans une boîte en fer, une vieille boîte de palets bretons, Traou Mad, qui se trouvait dans notre cuisine. Des années plus tard, en voyant le film de Marceline Loridan-Ivens, La Petite Prairie aux bouleaux, j’ai compris d’où venait ce geste, en voyant la scène où Anouk Aimée vole dans un hôtel une petite cuillère.