— Prends pas toutes les photos, ça va se voir, ai-je dit à Lélia.
— Moins que si je prenais le piano, m’a-t-elle répondu en glissant les photos dans son sac.
Cette phrase m’a fait rire comme une blague juive.
Et puis soudain, on s’est rendu compte que monsieur Fauchère était debout, dans l’embrasure de la porte, en train de nous regarder depuis un moment :
— Mais qui êtes-vous ?
Nous n’avons pas su quoi répondre.
— Sortez de chez moi ou j’appelle la police.
Dix secondes plus tard nous étions dans la voiture, Lélia a mis le moteur en marche et nous sommes parties. Mais elle s’est arrêtée sur un petit parking, juste en face de la mairie.
— Je peux pas conduire. J’ai les jambes et les mains qui tremblent trop.
— On va attendre un peu…
— Et si Fauchère appelle la police ?
— Je te rappelle que ses photographies nous appartiennent. Allez, on va boire un petit café, pour se remettre les idées en place.
Nous sommes retournées à la boulangerie où nous avions acheté deux sandwichs au thon une heure auparavant. Le café qu’on nous a servi était bon.
— Tu sais ce qu’on va faire maintenant ? m’a demandé Lélia.
— Rentrer à la maison.
— Pas du tout. On va passer à la mairie. J’ai toujours voulu voir l’acte de mariage de mes parents.
Chapitre 13
La mairie rouvrait à 14 h 30 et il était très exactement 14 h 30. Un homme, jeune, était en train de mettre la clé dans la porte du bâtiment, un gros pavillon en brique rouge, surmonté d’un toit en ardoise avec trois cheminées.
— Pardon de vous déranger, nous n’avons pas pris rendez-vous… mais si c’était possible, nous aimerions avoir la photocopie d’un acte de mariage.
— Écoutez, dit-il d’un ton très doux, ce n’est pas moi qui m’en occupe normalement. Mais je peux vous le faire.
L’homme nous a invitées à entrer dans les couloirs de la mairie.
— Ce sont mes parents qui se sont mariés ici, a dit ma mère.
— Ah, très bien. Je vais chercher l’acte. Dites-moi en quelle année ?
— C’était en 1941.
— Donnez-moi les noms. Si je m’y retrouve ! C’est Josyane qui s’en charge d’ordinaire, mais elle je crois qu’elle est un peu en retard.
— Le nom de mon père est Picabia, comme le peintre. Et ma mère, Rabinovitch, R-A-B-I…
À ce moment-là le jeune homme s’est figé et nous a dévisagées, comme s’il doutait de notre présence réelle.
— Je voulais justement vous rencontrer, madame.
En entrant dans son bureau, nous avons vu, accrochée sur le mur, une photographie officielle sur laquelle l’homme portait une écharpe tricolore. C’était donc le maire des Forges qui nous accueillait.
— Je voulais vous contacter parce que j’ai reçu cette lettre d’un professeur d’histoire du lycée d’Évreux, nous a-t-il dit en cherchant des papiers. Il travaille avec ses élèves sur la Seconde Guerre mondiale.
Le maire nous a tendu un dossier.
— Jetez un coup d’œil, pendant ce temps je vais aller chercher l’acte de mariage de vos parents…
À l’occasion du concours national de la Résistance et de la Déportation, les élèves du lycée Aristide Briand d’Évreux avaient travaillé sur les élèves juifs déportés pendant la guerre. Ils étaient partis des listes de classes, puis avaient approfondi leurs recherches aux archives départementales de l’Eure, au Mémorial de la Shoah, et au Conseil national pour la mémoire des enfants juifs déportés. C’est ainsi qu’ils avaient retrouvé la trace de Jacques et Noémie. Ils avaient, avec leur professeur d’histoire, envoyé une lettre au maire des Forges.
Monsieur le Maire,
Nous cherchons à entrer en contact avec les descendants de ces familles afin de réunir davantage d’archives, notamment sur leur scolarité au lycée d’Évreux. Nous souhaitons que leurs noms, qui ne figurent pas sur la plaque commémorative du lycée, soient gravés afin de réparer cet oubli.
Les élèves de la classe de seconde A.
Émue de voir que des jeunes gens cherchaient, comme nous, à retrouver la trace des lignes de vie trop brèves des enfants Rabinovitch, ma mère a dit au maire :
— J’aimerais bien les rencontrer.
— Je pense qu’ils en seraient très heureux, a-t-il répondu. Tenez, je vous laisse lire l’acte de mariage de vos parents…
Le quatorze novembre mil neuf cent quarante et un, dix-huit heures, devant nous ont comparu Lorenzo Vicente Picabia dessinateur né à Paris septième arrondissement le quinze septembre mille neuf cent dix-neuf vingt-deux ans domicilié à Paris 7 rue Casimir Delavigne fils de Francis Picabia artiste peintre domicilié à Cannes (Alpes Maritimes) sans autre précision et de Gabriële Buffet son épouse sans profession domiciliée à Paris 11 rue Chateaubriand d’une part et Myriam Rabinovitch sans profession née à Moscou (Russie) le sept août mil neuf cent dix-neuf, vingt-deux ans domiciliée dans cette commune fille de Efraïm Rabinovitch cultivateur et de Emma Wolf son épouse cultivatrice tous deux domiciliés en notre commune d’autre part les futurs époux déclarent que leur contrat de mariage a été reçu le quatorze novembre mil neuf cent quarante et un par maître Robert Jacob notaire à Deauville (Eure) Lorenzo Vicente Picabia et Myriam Rabinovitch ont déclaré l’un après l’autre vouloir se prendre pour époux et nous avons prononcé au nom de la loi qu’ils sont unis par le mariage. En présence de Pierre Joseph Debord, rédacteur de préfecture et de Joseph Angeletti, journalier, tous deux domiciliés aux Forges témoins majeurs qui lecture faite ont signé avec les époux et nous Arthur Brians, maire des Forges. Signature :
L.M. Picabia
M. Rabinovitch
P. Debord
Angeletti
A. Brians
— Vous savez qui étaient les deux témoins, Pierre Joseph Debord et Joseph Angeletti ?
— Pas du tout ! Je n’étais pas né, a dit le maire en souriant, car de toute évidence, il avait à peine 40 ans. Mais en revanche je vais demander à Josyane, la secrétaire de la mairie. Elle sait tout. Je vais aller la chercher.
Josyane était une dame très ronde au visage blond et rose, d’une soixantaine d’années.
— Donc Josyane, je vous présente la famille Rabinovitch.
C’était étrange d’être, pour la première fois de notre vie, appelée « la famille Rabinovitch ».
— Les enfants vont être contents de vous avoir retrouvées, a dit Josyane avec une douceur toute maternelle.
Elle parlait évidemment des élèves de seconde du lycée d’Évreux, mais j’ai d’abord pensé à Jacques et Noémie.
— Josyane, a continué le maire, est-ce que cela vous dit quelque chose, Pierre Joseph Debord et Joseph Angeletti ?