— Non, Joseph Angeletti cela ne me dit rien, a-t-elle répondu en regardant le maire. En revanche, Pierre Joseph Debord… bien sûr.
Josyane a eu un mouvement d’épaules, comme si c’était évident.
— C’est-à-dire, Josyane ? a demandé le maire.
— Pierre Joseph Debord… le mari de l’institutrice. Vous savez, celui qui travaillait à la préfecture…
Cela m’a émue, de penser que cet homme avait accepté d’être le témoin au mariage du « ménage juif Rabinovitch ». Il était mort quelques mois plus tard, d’avoir trop voulu aider son prochain. Et ceux qui l’avaient précipité dans un piège étaient peut-être encore vivants aujourd’hui, vieillards cacochymes dans un Ehpad.
— Avez-vous d’autres archives qui concerneraient les Rabinovitch ? a demandé Lélia.
— Justement, a répondu Josyane, quand j’ai lu la lettre des lycéens, j’ai cherché des documents… mais je n’ai rien trouvé ici. J’en ai parlé avec ma mère, Rose Madeleine, qui a 88 ans, mais toute sa tête. Et elle m’a dit qu’à l’époque où elle était secrétaire de la mairie, elle avait reçu une lettre demandant que les noms des quatre Rabinovitch soient inscrits sur le monument aux morts des Forges.
Lélia et moi avons eu la même réaction.
— Votre maman se souvenait qui avait envoyé cette lettre ?
— Non, elle se souvenait seulement que la lettre venait du midi de la France.
— Vous savez quand avait été faite la demande ?
— Dans les années 50 je crois.
— Vous pourriez nous la montrer ? ai-je demandé.
— Je l’ai cherchée dans les dossiers de la mairie, mais je ne l’ai pas retrouvée… impossible de mettre la main dessus. À mon avis cela a été déménagé avec les archives dans les cartons de la préfecture.
— Cela voudrait dire que déjà, dans les années 50, quelqu’un voulait que leurs quatre noms soient réunis… a dit Lélia en pensant à voix haute.
Le maire avait l’air aussi ému que nous, de ce que nous venions d’apprendre.
— J’aimerais que la mairie puisse organiser une cérémonie à la mémoire de votre famille, nous a-t-il dit. Et je voudrais faire graver leurs noms, puisque cela n’a jamais été fait.
— Ce serait formidable, a répondu Lélia en remerciant chaleureusement le maire, dont la gentillesse nous bouleversait.
En sortant de la mairie, nous nous sommes assises sur le rebord d’un petit muret. Lélia voulait fumer une cigarette avant de reprendre le volant.
Elle a écrasé sa clope avec le pied, nous avons marché vers la voiture. Et de loin nous avons aperçu, glissée dans les branches des essuie-glaces, à l’endroit des contraventions, une enveloppe en papier kraft de la taille d’une demi-feuille de papier.
— Qu’est-ce que c’est que ça… ai-je dit à voix haute.
— Comment veux-tu que je sache, a répondu ma mère, tout aussi éberluée que moi.
— C’est forcément quelqu’un qui sait que c’est notre voiture.
— Et qui nous a observées…
— Je suis sûre que c’est l’une des personnes chez qui nous sommes allées.
À l’intérieur, il y avait cinq cartes postales, rien d’autre. Elles étaient toute reliées entre elles, par un vieux ruban usé. Chaque carte postale représentait un monument dans une grande ville, la Madeleine à Paris, une vue de Boston aux États-Unis, Notre-Dame de Paris, un pont à Philadelphie. Exactement comme l’opéra Garnier.
Toutes les cartes dataient de la guerre. Elles étaient adressées à
Efraïm Rabinovitch,
78 rue de l’Amiral Mouchez
75014 Paris
Toutes les lettres étaient écrites en russe et dataient de 1939. Soudain, en regardant les phrases en cyrillique, que je ne pouvais pas déchiffrer, j’ai compris quelque chose d’évident et décisif à propos de l’auteur de la carte postale.
— Je viens de comprendre pourquoi l’écriture est si étrange ! dis-je à ma mère. La personne qui l’a rédigée ne connaît pas notre alphabet !
— Mais bien sûr !
— L’auteur « dessine » les lettres de l’alphabet latin, mais son alphabet d’origine est le cyrillique.
— Tout à fait possible…
— D’où viennent les cartes ?
— De Prague. Elles ont été écrites par l’oncle Boris, a dit Lélia.
— L’oncle Boris ? Je ne me souviens plus qui c’était exactement.
— Le naturaliste. Le frère aîné d’Ephraïm. Qui faisait des brevets sur les poussins.
— Tu peux me les traduire ?
Lélia a parcouru chacune des cinq cartes postales, qu’elle me tendait au fur et à mesure.
— Les cartes sont très quotidiennes, a dit Lélia, il veut avoir des nouvelles. Il embrasse tout le monde. Il souhaite un joyeux anniversaire aux uns et aux autres. Il raconte son jardin, les papillons. Il dit qu’il travaille très dur… Parfois il s’inquiète de ne pas avoir de réponse de son frère… Voilà. Rien de particulier.
— Tu crois que l’oncle Boris pourrait être l’auteur de la carte postale ?
— Non, ma fille. Boris est parti comme tous les autres. Il a été arrêté en Tchécoslovaquie. Le 30 juillet 1942. Ses compagnons du parti SR ont essayé d’empêcher son départ, mais, selon un témoignage que j’ai retrouvé, il a refusé d’être sauvé : « Et il a décidé de partager le destin de son peuple. » Il fut déporté au camp de concentration de Theresienstadt, le fameux « camp modèle » pensé par les nazis. Le 4 août 1942, il fut transféré dans le camp d’extermination de Maly Trostenets, près de Minsk en Biélorussie. Assassiné dès son arrivée, d’une balle dans la nuque, au bord d’une fosse. Il avait 56 ans.
— Mais alors, si ce n’est pas Boris, qui est l’auteur ?
— Je ne sais pas. Quelqu’un qui n’avait pas envie qu’on le retrouve.
— Eh bien moi, je sens que je ne suis plus très loin de lui.
LIVRE III
Les prénoms
Claire,
Je t’ai téléphoné ce matin pour te dire que je voulais te parler d’un sujet, mais qu’il fallait mettre mes idées par écrit. Les ranger. Alors voilà.
Tu sais que je suis en train d’essayer de comprendre qui a envoyé la carte postale anonyme à Lélia, et bien évidemment, cette enquête remue des choses en moi. Je lis beaucoup de choses et je suis tombée sur cette phrase de Daniel Mendelsohn dans L’Étreinte fugitive : « Comme de nombreux athées, je compense par la superstition et je crois au pouvoir des prénoms. »
Le pouvoir des prénoms. Ça m’a fait un drôle de truc cette phrase, tu vois. Ça m’a fait réfléchir.
J’ai réalisé qu’à la naissance, nos parents nous ont donné comme deuxième prénom, à l’une et à l’autre, des prénoms hébreux. Des prénoms cachés. Je suis Myriam et tu es Noémie. Nous sommes les sœurs Berest mais à l’intérieur de nous, nous sommes aussi les sœurs Rabinovitch. Je suis celle qui survit. Et toi celle qui ne survit pas. Je suis celle qui s’échappe. Toi celle qu’on assassine. Je ne sais pas quel est le plus mauvais costume à endosser. Sur cette réponse, je ne parierais pas. C’est perdant-perdant, cet héritage-là. Nos parents avaient-ils réfléchi à cela ? C’était une autre époque comme on dit.
La phrase de Mendelsohn m’a remuée et je me demande, je te demande – je nous demande – ce que nous devons faire de cette désignation-là. C’est-à-dire, ce que nous en avons fait jusqu’à aujourd’hui, ce que ces prénoms sont venus travailler silencieusement en nous, dans nos caractères et nos façons d’envisager le monde. Au fond, pour reprendre la formule de Mendelsohn : quel pouvoir ces prénoms ont-ils pris dans nos vies ? Et dans notre lien ? Je me demande ce que nous pouvons déduire et construire de cette histoire de prénoms. Prénoms qui apparaissent brutalement sur la carte postale, comme si on nous les jetait au visage. Prénoms cachés dans nos patronymes.