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— Ce n’est rien, lui dit Emma, ce sont des gamins, des imbéciles.

Emma essaye d’enlever la tache de sang avec son mouchoir, mais Myriam garde un point rouge sous l’œil, qui tournera noir. Ephraïm et Emma tentent de la rassurer. Mais la petite fille comprend bien que ses parents se sentent menacés par « quelque chose ».

— Regardez, dit Emma pour distraire les filles, les bâtiments avec les murs rouges, c’est l’usine de votre grand-père. Autrefois, il a fait un voyage à Shanghai pour étudier différentes techniques de métier à tisser. Il vous fera une couverture en soie.

Le visage d’Emma s’assombrit. Sur les murs de la filature, elle lit des inscriptions peintes à la main : WOLF = LOUP = PATRON JUIF.

— Ne m’en parle pas, soupire Maurice Wolf en prenant sa fille dans ses bras. Les Polonais ne veulent plus travailler dans les mêmes salles que les Juifs – parce qu’ils se détestent entre eux. Mais celui qu’ils détestent par-dessus tout, c’est moi ! Je ne sais pas si c’est parce que je suis leur patron – ou parce que je suis juif…

Ce climat délétère n’empêche pas Emma, Ephraïm, Myriam et Noémie de passer des jours heureux dans la datcha des Wolf, entre Piotrkow et les rives de la Pilca. Tout le monde surjoue la bonne humeur et les sujets de conversation tournent autour des enfants, du temps qu’il fait et des repas. Emma exagère pour ses parents son enthousiasme à partir en Palestine, leur expliquant combien cette nouvelle aventure est formidable pour son mari, qui pourra développer là-bas toutes ses inventions.

C’est soir de shabbat, les Wolf ont dressé une magnifique table pour le dîner, et les bonnes polonaises s’affairent en cuisine, elles seules ont le droit d’allumer le four et de faire tout ce qui est interdit aux Juifs ce soir-là. Emma retrouve avec bonheur ses trois sœurs. Fania est devenue dentiste, elle a épousé un Rajcher. La belle Olga est devenue médecin, elle a épousé un Mendels. Maria est fiancée à un Gutman et se prépare elle aussi à faire des études de médecine. Emma reste muette devant son petit frère, Viktor, qu’elle n’avait pas vu depuis si longtemps. L’adolescent est devenu un jeune homme à la barbe bouclée, il est marié et établi comme avocat au 39, rue Zeromskiego, non loin du centre-ville.

Ephraïm a apporté son impressionnant appareil photographique pour immortaliser ce jour où la famille Wolf au grand complet pose sur les marches de l’escalier devant leur maison de villégiature.

— Regarde, me dit Lélia. Je vais te montrer la photographie.

— Elle est troublante, dis-je.

— Ah, tu vois ça toi aussi.

— Oui, les visages s’effacent, les sourires peinent à exister. Comme s’il flottait la conscience ténue du précipice.

Sur la photographie, ma grand-mère Myriam est la fillette avec le nœud dans les cheveux, la robe et les chaussettes blanches, la tête penchée sur le côté.

— J’ai retrouvé cette photographie complètement par hasard, me dit ma mère. Chez le neveu d’un ami de Myriam. Le jour où elle a été prise, lui avait-elle confié, les adultes et les enfants avaient joué tous ensemble au jeu de la chandelle dans le jardin. Myriam avait ajouté que ce jour-là, en plein milieu du jeu, une pensée avait traversé sa tête : « Celui qui gagnera la partie sera celui qui vivra le plus longtemps. »

— C’est à la fois une prémonition morbide, et un vœu très étrange pour une enfant de 5 ans… Elle s’en souvenait ?

— Oui, je peux te dire qu’elle s’en souvenait parfaitement, soixante ans plus tard, cette pensée l’a hantée tout au long de sa vie.

— Pourquoi confier ce secret à un inconnu ? Elle qui ne parlait jamais à personne, c’est bizarre.

— Non, quand on y pense, ce n’est pas si étrange…

J’approchai la photographie pour mieux observer tous ces visages. Je pouvais désormais nommer chaque personne. Ephraïm, Emma, Noémie, mais aussi Maurice, Olga, Viktor, Fania… Les fantômes n’étaient plus des entités abstraites, ils n’étaient plus des chiffres dans des livres d’histoire. J’ai ressenti une contraction très forte dans mon ventre, qui m’a fait fermer les yeux. Lélia s’est inquiétée.

— Tu veux qu’on arrête ?

— Non, non… ça va aller.

— Tu n’es pas trop fatiguée ? Tu as le courage d’écouter la suite ?

J’ai répondu oui d’un signe de tête.

J’ai montré mon ventre à ma mère.

— Dans quelques décennies, les enfants de ma fille retrouveront à leur tour des photographies. Et nous aussi, nous aurons l’air d’appartenir à un monde très ancien. Peut-être même plus ancien encore…

Le lendemain matin, Emma, Ephraïm et leurs deux filles partent pour un voyage de presque deux mille kilomètres. C’est la première fois que Myriam prend un train. Elle colle son visage contre la vitre, pendant des heures, le nez et les joues écrasés, elle ne se lasse pas du spectacle, il lui semble que le train invente pour elle des paysages, au fur et à mesure qu’il avance, elle compose des histoires dans sa tête. Elle trouve les gares des villes impressionnantes. À Budapest, elle croit que le train entre dans une cathédrale. Les gares de campagne, au contraire, lui apparaissent comme des maisons de poupées, avec leurs briques rouges ou leurs volets de bois peints dans des couleurs vives. Un matin, au réveil, les forêts de hêtres ont été remplacées par une voie creusée dans la roche, si proche qu’elle menace de s’abattre sur eux. Un peu plus loin, au-dessus d’un pont plongé dans la brume, Myriam dit à sa mère :

— Regarde maman, nous roulons au-dessus des nuages !

Cent fois par jour, Emma demande aux filles de rester sages pour ne pas déranger leurs voisins. Mais Myriam s’échappe dans les couloirs, où il y a mille aventures à vivre, surtout aux heures des repas, quand les secousses du train renversent les assiettes sur les robes des femmes et la bière sur les plastrons des hommes. Myriam se régale, de cette joie vengeresse que ressentent les enfants devant l’infortune des adultes.

Au bout d’une heure, Emma part à la recherche de Myriam. Elle traverse un à un les compartiments où les familles jouent aux cartes et se disputent dans mille langues étrangères. Cette promenade dans les couloirs du train rappelle à Emma ses marches dans Lodz, autrefois, avec ses sœurs et ses parents, au printemps, quand la vie domestique perçait à travers les fenêtres ouvertes.

— Quand vais-je les revoir ? se demande-t-elle.

Emma retrouve Myriam au bout du wagon, grondée par la grosse matriochka qui surveille le samovar. Elle s’excuse et emmène Myriam à la voiture-restaurant où, dans une atmosphère de cantine de caserne, on mange tous les jours le même repas, chou et poisson. Un monsieur y raconte en russe des histoires fantastiques à propos de l’Orient-Express.

— C’est autre chose que cette carcasse ! On y rentre comme dans une boîte à bijoux. Tout rutile ! Et les verres sont en cristal de Baccarat. La presse du monde entier est servie le matin avec des croissants chauds. Les cheminots ont des tenues bleu nuit et or assorties aux couleurs des tapisseries…

Cette nuit-là, Myriam s’endort bercée par le roulis du train, elle rêve qu’elle est à l’intérieur d’un être vivant, un formidable squelette aux veines d’acier. Et puis un matin, c’est la fin du voyage.

Arrivée au port de Constanza, Myriam est très déçue que la mer Noire ne soit pas noire. La famille embarque à bord du paquebot Dacia de la Serviciul maritim român, la compagnie de navigation de l’État roumain qui assure un service de paquebots de luxe rapides sur les lignes desservant Constanza-Haïfa. Emma admire cet élégant bateau entièrement blanc, un vapeur avec deux cheminées fines qui s’élancent vers le ciel comme les bras d’une jeune mariée.