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J’ai été (sans raison claire) ardente bénévole à la Croix-Rouge, à l’exact âge où Noémie se retrouvait à travailler à l’infirmerie de son camp de transit avant de prendre la direction d’Auschwitz. J’y passais mes week-ends, à la Croix-Rouge. Et puis j’ai arrêté du jour au lendemain.

Les puzzles bizarres, je les ai faits au cours de mes insomnies.

Je me souviens avec une clarté cruelle du jour où petite enfant on m’a dit : « Ta famille, ils sont morts dans un four. » Et qu’après j’ai longtemps observé le four de notre cuisine pour me figurer comment c’était donc possible, cela. Comment avait-on réussi à tous les fourrer là-dedans ? C’est le genre de casse-tête sur lequel on s’épuise. Et jeune adulte, pendant une fête improvisée lors d’une absence parentale, j’ai cassé ce putain de four, et je me souviens qu’obscurément, ça m’a fait du bien.

Quand je me suis barrée à New York, à 20 ans, du jour au lendemain, plantant tout ce que je faisais, eh bien là-bas à New York, je suis allée au musée de la Shoah. Beaucoup de salles. Et dans l’une d’entre elles, sur un mur, une photographie accrochée. Petite. C’était Myriam. Je l’ai reconnue. J’ai commencé à me sentir mal. Je me suis approchée, il y avait une légende : Myriam et Jacques Rabinovitch, ça venait de la collection de Klarsfeld.

Je me suis évanouie. J’ai été sortie du musée par la sortie de secours, je me souviens.

Mais oui, à 6 ans, je t’ai effectivement appelée pour te dire cette chose, monstrueuse à sa manière. Que j’étais la réincarnation de cette fille morte, que je ne connaissais pas, que personne ne connaît, parce qu’elle est morte trop tôt et que les gens qui la connaissaient sont morts avec elle. Tous, d’un coup. Et qu’elle n’a pas vécu. Elle dont je ne sais rien. Et c’est affreux.

Mais je sais, nous savons, qu’elle voulait être écrivain.

Et voilà. Petite enfant, je disais que je serais écrivain. Et je l’ai affirmé avec force et endurance jusqu’à ce que je le devienne, pour de vrai.

Pour de vrai, comme disent les petits enfants.

Et oui, dans mes vieilles nuits de dérive, j’ai parfois formulé cette idée que je vivais la vie qu’une autre n’avait pas pu vivre, parce que c’était mon obligation. Je ne le pense pas aujourd’hui. Je dis que je l’ai formulé à un moment dans ma vie, cela, quand j’étais mal, comme un exorcisme. Et nous y voilà.

Je suis celle qui a joué à saute-mouton par-dessus ses effrois, voir jusqu’où on tombe. Et celle qui a recouvert ses bras de tatouages pour y planquer les ombres.

Mais je te l’écris là aujourd’hui, parce que je n’ai pas à avoir honte. Je n’ai plus honte. J’allais dire, je n’ai plus honte de mes bras.

Alors, oui, à ce compte-là, tu es Myriam, tu es discrète, tu es polie, tu es bien élevée. Tu es celle qui trouve la porte de sortie, qui fuit le danger, et les situations limites. L’inverse de moi donc. Qui me suis allègrement foutue dans des situations de danger, pour la faire courte.

Myriam sauve sa peau et tout le monde meurt dans l’histoire.

Elle n’a sauvé personne.

Mais. Comment l’aurait-elle pu ?

Moi je t’ai demandé de me sauver. Tellement de fois. Fardeau.

Quand j’avais 6 ans et que je te disais que j’étais la réincarnation de Noémie. Quand je te disais que je t’aimais et que je ne comprenais pas que tu ne me le dises pas toi, que tu ne me serres pas contre toi (autre scène primitive très vivace). Parce que, comme tu le dis, toi ou Myriam, tu as l’air dur, froid, tu as du mal avec l’expression des sentiments, tu n’es pas à l’aise.

Et je t’ai appelée certaines nuits quand les ombres étaient trop fortes.

Tout cela, c’est loin de moi maintenant, c’était une autre. J’ai fait ma paix et je ne suis pas morte.

Que disent ces prénoms de nous ? Tu me demandes.

Anne-Myriam sommée de sauver encore et encore Claire-Noémie pour ne pas qu’elle meure. Comme tu sauves les Rabinovitch en suivant les chemins de la carte postale.

Quelles incidences ont-ils eues, ces prénoms, sur nos personnalités et nos liens, pas toujours faciles ? Tu me demandes. Diable.

Aujourd’hui et depuis maintenant plusieurs années, la pulsion que tu me sauves, a disparu. Ce n’était pas ton rôle. Et moi, j’ai arrêté de m’assassiner. Mes récriminations sur ta froideur, aussi, ont disparu. J’espère que c’est le cas aussi pour ton agacement à mon égard. Par discrétion d’autres mots (et pudeur), car il y en aurait mille de mots, car je t’en ai fait voir.

Car je sais aussi être discrète et pudique, et toi, tu n’es pas une femme qui se fond dans le décor, ou qui quitte la table, bien au contraire.

Je crois qu’arrivées à 40 ans, l’une et l’autre, nous commençons à peine à nous connaître, en ayant pourtant tant vécu ensemble.

Je crois que Myriam et Noémie n’ont pas eu la chance d’à peine commencer à se connaître.

Je crois que nous avons survécu à nos disputes, à nos trahisons, à nos incompréhensions.

Je crois que jamais je n’aurais pu t’écrire cela si tu ne m’avais pas envoyé ce message avec ces questions venues de la tombe.

Je crois mais je ne sais rien.

Nous avons survécu.

Et Myriam, elle, n’avait pas le pouvoir de sauver sa sœur.

Ce n’était pas sa faute.

Noémie n’a pas pu écrire.

Toi et moi sommes devenues écrivains.

Nous avons même écrit à quatre mains, et ce ne fut pas simple, mais beau et intense.

J’ai l’espoir gai, Anne, qu’un jour pour toi, je serai une force vive, un abri.

Une force Claire.

Bonne route avec la carte postale.

Je t’embrasse toi et ta fille.

De tout mon corps,

De tous mes bras,

   c.

Post-Scriptum :

A dokh leben oune liebkheit. Dous ken gournicht gournicht zein. Mais vivre sans tendresse, on ne le pourrait pas.

LIVRE IV

Myriam

— Maman, j’ai pensé à quelque chose. Et si la carte postale était adressée à Yves ?

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Si, regarde. On pourrait lire le « M. Bouveris » comme : « Monsieur Bouveris » et non « Myriam Bouveris ».

— Je ne pense pas du tout. Yves n’a absolument rien à voir avec toute cette histoire.

— Pourquoi pas ?

— Tu divagues. Yves était mort depuis longtemps en 2003, c’est impossible.

— Mais je te rappelle que la carte postale date du début des années 90…

— Bon arrête. Yves… c’est l’autre vie de Myriam. Une vie qui n’a rien à voir avec le monde d’avant la guerre.