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Lélia s’est levée en écrasant sa cigarette.

— C’est toujours la même chose avec toi, tu étais déjà comme ça petite, butée, a dit Lélia en quittant la pièce.

Je savais très bien qu’elle allait revenir. Son paquet de cigarettes étant vide, elle était allée prendre un paquet de sa cartouche au premier étage.

— Bon, explique-moi pourquoi ce « M. Bouveris » t’intéresse…

— Alors voilà. L’auteur de la carte postale aurait pu choisir d’écrire à Myriam sous d’autres noms. Il aurait pu écrire à Myriam Rabinovitch ou à Myriam Picabia. Or, il a choisi d’écrire à « Myriam Bouveris », du nom de son second mari. Donc… je dois m’intéresser à lui, Yves.

— Que veux-tu savoir ?

— Quels rapports entretenais-tu avec lui par exemple ?

— Pas vraiment de rapports. Il était un peu distant. Je dirais… indifférent.

— Il était gentil avec toi ?

— Yves était quelqu’un de très gentil, de fin et d’intelligent. Avec tout le monde, en particulier avec ses propres enfants. Sauf avec moi. Pourquoi ? Je ne sais pas…

— Peut-être qu’il voyait en toi le fantôme de Vicente ?

— Peut-être. Lui et Myriam ont emporté tant de secrets avec eux.

— Je voudrais revenir sur un point, maman. Un jour tu m’as dit, à propos d’Yves, qu’il avait des crises. Comment est-ce que cela se manifestait ?

— Soudain il était perdu, paniqué. Comme désorienté. Et puis en juin 1962, il s’est passé quelque chose de très étrange. Il était au téléphone, pour son boulot. Et soudain, il s’est mis à bégayer. Ensuite, Yves n’a pu travailler pendant les dix ans qui ont suivi cette crise.

— Mais quelqu’un a réussi à comprendre d’où venait son mal ?

— Pas vraiment. Peu de temps avant sa mort, il a écrit une lettre étrange : « Plus d’une fois je me suis figuré que certaines choses néfastes étaient absolues, définitives et tout cela à présent je l’avais totalement oublié. »

— Mais quelles étaient ces choses néfastes et absolues ? Qu’avait-il oublié qui a ressurgi ? À quoi faisait-il allusion ?

— Je n’en sais rien. Mais mon intuition est que cela concerne les événements qui se sont déroulés pendant leur trio à la fin de la guerre. Mais je ne sais pas grand-chose sur cette période-là. Je ne pourrais pas vraiment t’aider.

— Tu ne sais rien ?

— Non, je perds la trace de Myriam à partir du moment où elle traverse la ligne de démarcation avec Jean Arp dans le coffre de voiture et qu’elle se retrouve dans ce château à Villeneuve-sur-Lot.

— Tu perds sa trace jusqu’où ?

— Je dirais jusqu’à ma naissance en 1944. Entre les deux, je ne peux rien te dire.

— Tu ne sais même pas comment Yves est arrivé dans la vie de Myriam et de ton père ?

— Non.

— Tu n’as jamais voulu savoir ?

— Là ma fille, il s’agit d’entrer dans la chambre à coucher de mes parents…

— Cela te gêne ?

— Disons qu’il s’est passé des choses… que je ne juge pas. Ils ont vécu leur vie comme ils avaient envie de la vivre. Et puis c’était la guerre.

— Je ferai des recherches maman, je ferai des recherches de mon côté, pour reconstituer cette période de la vie de Myriam.

— Alors je te laisse faire seule ce chemin.

— Si je découvre qui a envoyé la carte postale, tu auras envie que je te le dise ?

— Ce sera à toi de décider, le moment venu.

— Comment saurai-je ?

— Il y a un proverbe yiddish qui te donnera peut-être une réponse : A khave iz nit dafke der vos visht dir op di trern ni der vos brengt dikh bekhlal nit tsi trern.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Le véritable ami n’est pas celui qui sèche tes larmes. C’est celui qui n’en fait pas couler.

Chapitre 1

Août 1942. Myriam se cache dans le château de Villeneuve-sur-Lot depuis presque deux semaines. Une nuit, elle est réveillée par son mari. Vicente arrive de Paris, il ment, il dit qu’il a eu ses parents au téléphone, il dit que tout va bien. Myriam ferme les yeux et sent que bientôt il ne restera plus rien de ces jours lointains d’incertitude. Ils quittent Villeneuve avant le lever du soleil, dans une voiture que Myriam n’avait jamais vue auparavant, direction Marseille.

— Ne pas poser de questions, se rappelle-t-elle.

Chaque ville possède sa propre odeur, Migdal sentait un parfum lumineux d’oranges mélangé à une odeur de roche, persistante et profonde. Lodz sentait le tissu et les fleurs de jardin, leurs nectars opulents se superposaient aux odeurs de frottement métallique des tramways contre le bitume. Myriam découvre que Marseille sent les bains parfumés et la saleté des eaux, l’odeur chaude des caisses en bois déversées sur le port. Contrairement à Paris, ici les étals donnent un sentiment miraculeux d’abondance. Vicente et Myriam ne sont plus habitués aux mouvements des passants sur les trottoirs, aux bousculades des carrefours. Ils vont boire une bière fraîche dans l’un des bistrots du port, à l’heure des odeurs d’eaux de Cologne et de mousse à raser. Tous les deux attablés en terrasse, comme de jeunes amoureux, ils se sourient en plongeant leurs lèvres dans les verres remplis de mousse. Leurs têtes tournent un peu. Ils commandent le plat du jour, des côtes d’agneau parfumées au thym, qu’ils mangent avec les doigts. Autour d’eux, ils entendent parler toutes les langues. Marseille est devenue depuis l’armistice l’une des principales villes refuges de la zone non occupée. Français recherchés et étrangers s’y retrouvent dans l’espoir de prendre la mer. Marseille a été baptisée « la nouvelle Jérusalem de la Méditerranée » dans un article fielleux du quotidien Le Matin.

Chapitre 2

Vicente se confectionne des chaussures avec des morceaux de pneu de voiture, attachés par un lacet de cuir. Il fait des voyages avec sa sœur Jeanine. Deux jours par-ci, quatre jours par-là. Il ne dit jamais où, ni pourquoi.

Myriam passe trois mois à Marseille, la plupart du temps, elle est seule. À la terrasse des cafés, légèrement enivrée par la bière, elle s’invente des histoires qui lui donnent des nouvelles de Noémie et Jacques.

— Mais bien sûr, je connais votre sœur ! Je l’ai croisée ! Et votre frère ! Vos parents sont venus les chercher ! Mais bien sûr ! Comme je vous parle !

Parfois au milieu de la foule, elle reconnaît leurs silhouettes. Son corps entier se fige. Elle se met à courir pour attraper le bras d’une jeune femme. Mais quand elle se retourne, la passante n’est jamais Noémie. Myriam s’excuse, elle est déçue. La nuit qui suit est toujours mauvaise, mais le lendemain l’espoir renaît.

Au mois de novembre, elle entend parler allemand sur la Canebière. La « zone libre » a été envahie. Marseille n’est plus la bonne mère, la ville refuge. Sur les vitrines des magasins apparaissent des panneaux : « Entrée strictement réservée aux Aryens. » Les vérifications de papiers sont de plus en plus fréquentes, même à la sortie des cinémas, où les films américains sont désormais interdits.

Marseille ressemble à Paris avec son couvre-feu et ses patrouilles allemandes, ses lampadaires qui ne s’allument plus la nuit.

Myriam envie les rats qui peuvent disparaître dans les murs. Elle n’a plus le goût du risque comme du temps de La Rhumerie martiniquaise, boulevard Saint-Germain. Elle ne se sent plus protégée par une force invisible. Depuis que Jacques et Noémie ont été arrêtés, quelque chose en elle a changé : elle connaît la peur.