Vicente a envie de marcher vers le port, prendre l’air, malgré la présence des uniformes. Il s’attarde cours Saint-Louis. Myriam l’attrape par le bras et lui montre une jeune femme qui marche vers eux, lunettes de soleil, habillée d’une robe légère, comme une vacancière.
— Regarde, dit Myriam. On dirait Jeanine.
— C’est elle, répond Vicente. On a rendez-vous.
Dans ce drôle d’accoutrement, Jeanine entraîne son frère dans une des petites ruelles à l’écart. Myriam les attend devant le kiosque à journaux. Elle discute avec le vendeur, qui retire les albums de Donald et Mickey de ses étals :
— Faut les remplacer par des albums à colorier, ordre de Vichy… dit-il en secouant la tête.
Pendant ce temps, Jeanine annonce à son frère que la jeune fille qui s’occupait de leurs faux Ausweis a été arrêtée. Une poupée de 22 ans, aux boucles blondes et des dents comme des dragées. Sa famille possédait à Lille de très bons « ustensiles de cuisine » : de faux tampons administratifs.
Sa mission consistait à faire des allers-retours entre Lille et Paris pour transporter les papiers. Chaque fois qu’elle prenait le train, elle se précipitait vers le compartiment des officiers allemands. Elle souriait, minaudait, demandait s’il y avait de la place pour elle. Évidemment, les officiers étaient charmés, ils faisaient claquer leurs bottes en donnant du « mademoiselle », et s’occupaient de ses bagages. La jeune femme passait le reste du voyage au milieu de tous ces messieurs. Les faux papiers cousus dans la doublure de son manteau.
Une fois arrivée en gare, elle demandait à un Allemand de l’aider à porter sa valise – c’est ainsi, escortée, qu’elle traversait la gare sans être contrôlée. La jolie poupée de porcelaine.
Mais un officier s’était retrouvé par hasard dans le même wagon qu’elle, trois fois de suite. Il avait fini par comprendre son manège.
— En prison, pendant son interrogatoire, une dizaine de gars lui sont passés dessus, dit Jeanine avec la terreur au ventre.
Le frère et la sœur annoncent à Myriam qu’ils vont retourner à Paris où ils ont « des choses à faire ».
— On va te déposer dans une auberge de jeunesse, dans l’arrière-pays. Tu nous attendras là-bas.
Myriam n’a pas le temps de protester.
— C’est trop dangereux pour toi de rester ici.
En montant dans la voiture conduite par Jeanine, Myriam a la sensation de s’éloigner encore un peu plus de Jacques et Noémie. Elle demande à Jeanine une dernière faveur. Elle voudrait envoyer une carte postale à ses parents pour les rassurer.
Jeanine refuse.
— C’est nous mettre tous en danger.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? rétorque Vicente. De toute façon, on se barre de Marseille. C’est bon, dit-il à Myriam.
Au guichet de la poste marseillaise, Myriam achète donc une « carte interzone » à 80 centimes. C’est le seul courrier autorisé à circuler entre les deux zones, la « nono », contraction de « non autorisée » – et la « ja-ja », traduction allemande de « oui-oui ». Toutes les cartes sont lues par la commission de contrôle postal, et si le message semble douteux, la carte est détruite sur-le-champ.
« Après avoir complété cette carte strictement réservée à la correspondance d’ordre familial, biffer les indications inutiles. Il est indispensable d’écrire très lisiblement pour faciliter le contrôle des autorités allemandes. »
Les cartes sont préremplies. Sur la première ligne, vierge, Myriam écrit : Madame Picabia.
Puis elle doit choisir entre :
— en bonne santé
— fatigué
— tué
— prisonnier
— décédé
— sans nouvelles
Elle entoure en bonne santé.
Puis il faut qu’elle choisisse entre :
— a besoin d’argent
— a besoin de bagages
— a besoin de provisions
— est de retour à
— travaille à
— va entrer à l’école de
— a été reçu à
Myriam entoure travaille à et complète par Marseille.
Au bas de la carte, une formule de salutation est préremplie par les autorités : Affectueuses pensées. Baisers.
— Ce n’est pas possible, dit Jeanine en regardant par-dessus l’épaule de Myriam. Madame Picabia, c’est moi. Et oui, je suis recherchée à Marseille…
En soupirant, Jeanine déchire la carte et va en acheter une autre, qu’elle remplit elle-même.
« Marie est en bonne santé. Elle a été reçue à son examen. Ne pas lui envoyer de colis, elle a tout ce qu’il faut. »
— Vous êtes pénibles tous les deux, dit-elle en rentrant dans la voiture. À croire que vous ne comprenez rien.
Durant tout le trajet, Jeanine et Vicente ne s’adressent pas la parole. Sur la route d’Apt, ils s’arrêtent devant un ancien prieuré en ruines transformé en auberge de jeunesse.
— On te laisse là, dit Jeanine à Myriam. Tu peux faire confiance au père aubergiste, il s’appelle François. Il est avec nous.
C’est la première fois que Myriam entre dans une auberge de jeunesse. Elle en avait entendu parler, avant la guerre. Les chansons au coin du feu, les grandes promenades dans la nature, les nuits dans les dortoirs. Elle s’était promis d’essayer, une fois pour voir, avec Colette et Noémie.
Chapitre 3
Au début des années 30, Jean Giono, l’écrivain de Manosque, le futur auteur du Hussard sur le toit, avait fait paraître un court roman qui connut un grand succès. Et provoqua un mouvement qu’on appela « le retour à la terre ». Comme le héros du livre, les jeunes gens des villes voulaient désormais vivre dans la nature, s’installer dans les villages provençaux pour retaper de vieilles fermes abandonnées. Cette génération n’avait plus envie des appartements étroits des grandes villes où avaient émigré leurs grands-parents au moment de la révolution industrielle.
Les garçons et les filles qui fréquentaient les auberges de jeunesse rêvaient d’idéaux – au coin du feu, anarchistes, pacifistes et communistes discutaient âprement, au son des guitares. Plus tard dans la nuit, les bouches se prenaient, oubliant les désaccords, un même désir se dressait dans le noir entre les corps réconciliés.
Et puis, ce fut la guerre.
Certains refusèrent de s’engager dans l’armée et se retrouvèrent en prison. D’autres furent envoyés et tués au front. Au coin du feu, on n’entendait plus la guitare. Toutes les auberges durent fermer leurs portes.
Le maréchal Pétain s’appropria ce mouvement, avec l’idée que « la terre, elle, ne ment pas ». En 1940, après l’armistice, il autorisa la réouverture des auberges de jeunesse. Les thèmes des soirées spectacles seraient approuvés par l’administration, ainsi que les listes de chansons autorisées au coin du feu. Dorénavant, les auberges ne seraient plus mixtes.
François Morenas, l’un des fondateurs du mouvement ajiste, avait refusé de se plier aux règles de Vichy. Contraint de fermer son auberge du Regain, qu’il avait appelée ainsi en hommage à Giono, il alla se faire oublier dans un ancien prieuré en ruines, Clermont d’Apt. Cette auberge de jeunesse n’en avait plus officiellement le nom, mais on savait dans la région qu’on y trouverait toujours un repas et un lit pour la nuit. Ces auberges interdites, ces lieux dissidents, continuèrent d’exister clandestinement pour devenir le refuge des jeunes gens en marge de la société, pacifistes, résistants, communistes, Juifs, et bientôt des réfractaires au STO.