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Chapitre 4

Myriam ne sort pas de sa chambre. François Morenas lui dépose chaque matin une biscotte de pain ramollie dans un ersatz de café, qu’elle n’avale qu’à midi. Elle ne se lave pas, ne se change pas, elle porte toujours ses cinq culottes. C’est comme arrêter le temps, ne plus prendre soin de soi. Myriam pense à Jacques et Noémie.

— Où sont-ils ? Que font-ils ?

Le vent d’est souffle une semaine. Un soir, Myriam voit Vicente et Jeanine surgir par la fenêtre de sa chambre. Ils émergent des oliviers, comme rejetés par une mer d’écume verte. Elle sait, dès qu’elle aperçoit le visage de son mari, qu’il ne lui donnera pas de nouvelles de ses parents, ni de son frère et sa sœur.

— Mais viens, dit Vicente, on va marcher, j’ai des choses à te dire. C’est à propos de Jeanine.

Jeanine Picabia s’était toujours tenue loin du monde de ses parents. Elle trouvait que les grands artistes étaient surtout de grands égoïstes. Elle était comme les enfants de magiciens, qui, ayant grandi dans les coulisses, ne peuvent croire à l’illusion du spectacle.

Jeanine avait toujours voulu être libre, et ne pas dépendre d’un mari. Très tôt, elle avait passé son diplôme d’infirmière pour gagner sa vie.

Dès les premiers jours de la guerre, elle avait commencé à travailler pour ce qu’on ne pouvait pas encore appeler « la Résistance », mais qui allait le devenir.

Infirmière de la Croix-Rouge, conductrice d’ambulance, elle transporte des documents confidentiels entre Paris et le consulat britannique transféré à Marseille. Les documents sont cachés dans les pansements, sous les seringues de morphine.

Ensuite, elle fréquente un groupe de Cherbourg, qui organise la fuite d’aviateurs et de parachutistes anglais. Une sorte de pré-réseau d’évasion.

Son nom circule. Jeanine est repérée par le SIS, Secret Intelligence Service – autrement dit le service des renseignements extérieurs anglais –, également connu sous la dénomination de MI6. En novembre 1940 elle rencontre Boris Guimpel-Levitzky qui la met en contact avec les Anglais. Deux mois plus tard, elle reçoit l’ordre de créer un nouveau réseau spécialisé dans le renseignement maritime. Elle accepte cette mission en sachant qu’elle risque sa vie.

Elle doit s’associer avec un autre Français, Jacques Legrand. Le réseau de Jeanine et Jacques est baptisé Gloria-SMH. « Gloria » est le nom de code de Jeanine et « SMH » celui de Jacques Legrand. Trois lettres qui signifient, quand on les lit à l’envers, Her Majesty’s Service.

En février 1941, Gloria-SMH réussit un très gros coup. Des agents du réseau repèrent en rade de Brest des bateaux allemands, le Scharnhorst, un croiseur de la Kriegsmarine, avec son sister-ship le Gneisenau, et le Prinz Eugen, un croiseur lourd. Grâce à ces renseignements, les Anglais organisent un raid aérien qui va les endommager. C’est une victoire. Gloria-SMH reçoit 100 000 francs de Londres pour agrandir le réseau.

Jacques Legrand recrute parmi des universitaires et des professeurs de lycée. La plupart sont des « boîtes aux lettres », c’est-à-dire des gens qui acceptent de recevoir des documents chez eux. Ils ne savent pas ce qu’ils contiennent, ils abritent le courrier – mais risquent quand même leurs vies. Il faudrait pouvoir tous les nommer, tous les saluer pour leur courage, Suzanne Roussel, professeure au lycée Henri IV, Germaine Tillion, professeure au lycée Fénelon, Gilbert Thomazon, Alfred Perron, professeur au lycée Buffon… Legrand engage aussi un ecclésiastique, l’abbé Alesch, vicaire de La Varenne Saint-Hilaire en région parisienne. Les jeunes gens qui veulent entrer dans les réseaux de résistance vont « se confesser » à lui. Ensuite l’abbé les recommande auprès de ses différents contacts.

Jeanine, elle, recrute dans l’entourage de ses parents, des artistes qui ont l’habitude de se déplacer à travers l’Europe, ils parlent souvent plusieurs langues. Dans la Résistance, tous les métiers qui permettent de faire voyager des documents sont importants. Les employés de la SNCF, par exemple, sont des agents très recherchés.

La compagne de Marcel Duchamp, Mary Reynolds, une Américaine du Minnesota, devient un agent du réseau sous le nom de « Gentle Mary ». Ainsi qu’un écrivain irlandais, qui a déjà travaillé au sein de la SOE britannique. Un homme de confiance, excellent traducteur. Son nom de code est « Samson », mais son véritable patronyme est Samuel Beckett. Promu d’abord sergent-chef au sein du réseau Gloria-SMH, il monte vite en grade et devient sous-lieutenant.

Samuel Beckett travaille de chez lui, dans son appartement de la rue des Favorites. Il analyse les documents, les compare, les compile, détermine leur degré d’importance, hiérarchise les urgences, puis traduit tout en anglais avant de les dactylographier. Ensuite il cache les documents secrets dans les pages de son manuscrit Murphy. Alfred Perron, un membre de Gloria-SMH, emporte le manuscrit chez le photographe du réseau pour transformer les documents en microfilms, qui seront expédiés en Angleterre.

C’est à cette époque que Jeanine recrute son petit frère Vicente ainsi que sa mère Gabriële. Elle intègre le réseau à 60 ans et prend comme nom de code « Madame Pic ».

— Voilà, tu sais tout, dit Vicente à Myriam.

— Maintenant tu es avec nous. Si on tombe, tu tombes. C’est compris ? demande Jeanine.

Oui, cela faisait longtemps que Myriam avait tout compris.

Chapitre 5

Jeanine doit quitter l’auberge pour aller à Lyon. Quelques jours plus tôt, deux membres du réseau, l’abbé Alesch, alias « Bishop », et Germaine Tillion, devaient s’y rendre pour donner un microfilm contenant vingt-cinq planches photographiques : les plans de défense côtière à Dieppe. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu.

Germaine Tillion a été interpellée gare de Lyon par la police allemande – et arrêtée. L’abbé Alesch a pu passer entre les mailles du filet. C’est lui heureusement qui avait le microfilm, caché dans une grosse boîte d’allumettes.

Bishop a donc continué seul la mission. Il devait donner les microfilms à son contact lyonnais, Miss Hall. Mais ils ne se sont pas trouvés devant le point de rendez-vous, l’hôtel Terminus. Miss Hall est revenu le lendemain, mais Bishop n’était pas là. Ce n’est que le surlendemain que Bishop a pu lui donner les microfilms – avant de disparaître dans la nature. Depuis, le réseau a perdu toute trace de l’abbé.

Inquiète, Jeanine veut comprendre ce qui s’est passé. À Lyon, elle retrouve un agent spécial de la SOE, Philippe de Vomécourt, alias « Gauthier », qui est en contact avec Miss Hall. Ils ouvrent la boîte d’allumettes et Jeanine découvre que le microfilm ne contient pas les plans de défense côtière à Dieppe mais des documents sans intérêt. Jeanine et Philippe de Vomécourt comprennent alors que Bishop, l’abbé Alesch, a vendu le réseau.

Des arrestations ont lieu au même moment à Paris, ce qui confirme la trahison. Jacques Legrand, alias « SMH », est arrêté par la Gestapo. Philippe de Vomécourt lui aussi avec le photographe qui faisait les microfilms. Samuel Beckett charge sa compagne, Suzanne Déchevaux-Dumesnil, de prévenir d’autres membres. Mais Suzanne est contrôlée en chemin, obligée de faire demi-tour. Le couple se cache chez l’écrivain Nathalie Sarraute. Douze membres du réseau sont emprisonnés à Fresnes et à Romainville avant d’être fusillés. Puis quatre-vingts sont envoyés en déportation à Ravensbrück, Mauthausen et Buchenwald. C’est presque la moitié du réseau qui est décimée en quelques jours.