Jeanine applique la marche à suivre en cas de trahison. Elle ordonne la cessation d’activité immédiate du réseau dans toute la France. Et coupe ses liens avec les membres.
À ce jour, Jeanine devient l’une des femmes les plus recherchées de France. Elle doit quitter le territoire. C’est à son tour de voyager dans un coffre de voiture, une Renault 6 chevaux dont Samuel Beckett a aménagé le coffre avec l’aide d’un ami. Il se rend avec sa femme dans le sud de la France, à Roussillon. En chemin, il laisse Jeanine à l’auberge de jeunesse où se cachent son frère et Myriam.
Elle leur annonce qu’elle va essayer de rejoindre l’Angleterre par l’Espagne. Ce qui veut dire : traverser les Pyrénées à pied.
— Je préfère encore mourir là-haut que d’être arrêtée, dit-elle.
Jeanine sait le sort réservé aux femmes résistantes. Les viols, crimes parfaits, silencieux.
Myriam et Vicente lui disent au revoir dans l’obscurité, sans embrassades ni paroles réconfortantes, sans coupo santo ni promesse de se revoir, surtout ne pas se souhaiter bonne chance, ne rien dire, juste une poignée de main pour conjurer le sort.
Myriam et Vicente. Les voilà réunis. Les deux qui ont égaré leurs sœurs dans la nuit de la guerre.
Le lendemain, François Morenas, le directeur de l’auberge de jeunesse, leur annonce que l’endroit est surveillé.
— C’est trop dangereux pour vous de rester chez moi. Les gendarmes vont venir fouiller mes registres.
François les conduit à Buoux, le village d’à côté, sur les hauteurs. Là-bas, il y a un café-auberge qui loge des voyageurs.
— C’est complet ! annonce le patron du café.
— Bon, dit François. On va aller voir Madame Chabaud.
Dans la région, tout le monde respecte cette veuve de la Grande Guerre.
— Oui, j’ai une maison de libre, dit-elle à Myriam et Vicente. Elle n’est pas grande mais on peut y loger à deux. C’est là-haut, sur le plateau des Claparèdes. La maison du pendu.
— Ce sera parfait, chuchote François. Les gendarmes n’aiment pas trop les fantômes. Et puis c’est haut. Vous verrez.
En effet, il faut marcher trente minutes depuis le village, à travers les amandiers, uniquement en pente raide, sans aucun répit, avant d’atteindre le plateau des Claparèdes.
— Dans le coin, on parachute, alors les Allemands patrouillent, prévient François. Si vous ne voulez pas avoir d’ennuis, fermez bien vos volets avant d’éclairer le soir, ne fumez jamais vos cigarettes dehors ni à la fenêtre, et puis je vous conseille de boucher les interstices des fenêtres par où peut rentrer la lumière, on ne sait jamais. Même les trous de serrure tant que vous y êtes.
Chapitre 6
Maman,
Ce matin il m’est revenu un souvenir. Je devais avoir 10 ans, Myriam m’avait proposé une promenade dans la colline. Nous marchions dans la chaleur de l’été, toutes les deux, elle avait ramassé sur le rebord du chemin, je m’en souviens, une chrysalide d’abeille. Elle me l’avait donnée en me disant d’y faire très attention parce que c’était fragile. Ensuite elle s’est mise à me parler de la guerre. J’ai ressenti une gêne très forte.
Quand nous sommes rentrées, j’ai voulu te raconter. Mais tout était flou dans ma tête et je fus incapable de te restituer quoi que ce soit. Je me souviens de ta réaction, comme une brûlure. Tu me posais des questions et je répondais systématiquement : « Je ne sais pas. » Ce moment est peut-être l’un des plus constitutifs de mon caractère.
Depuis ce jour, lorsque je ne sais pas répondre à une question, lorsque j’ai oublié quelque chose que je devrais avoir retenu, je tombe dans un trou noir, à cause de ce sentiment de culpabilité, très anciens, vis-à-vis de Myriam, vis-à-vis de toi. Alors je voudrais que tu ne m’en veuilles pas d’oser aller réveiller les morts. Et de les refaire vivre. Je crois que je cherche ce que Myriam a bien pu me dire ce jour-là.
À ce sujet, j’ai fait une découverte.
Dans ses brouillons, Myriam parle d’une Madame Chabaud, chez qui elle a passé une année, à Buoux, pendant la guerre. J’ai cherché dans les pages blanches et ce nom est apparu. Toujours dans ce village.
J’ai tout de suite composé le numéro de téléphone et je suis tombée sur une femme très gentille, mariée au petit-fils de cette Madame Chabaud. Elle m’a dit : « Oui, oui, la maison du pendu existe toujours. Et je sais que la grand-mère de mon mari y a caché des Résistants. Rappelez demain, mon mari vous racontera mieux que moi. » Son mari s’appelle Claude, il est né pendant la guerre, je vais lui téléphoner et je te raconterai.
Maman, je sais que tout cela t’intéresse et te remue à la fois. Je te demande pardon. Et aussi pardon d’avoir oublié ce que Myriam m’a dit ce jour-là.
A.
Chapitre 7
Dans la maison du pendu, il n’y a rien. Pas de linge, pas d’ustensiles. Seulement un lit sans matelas, un vieux banc en lames de parquet, le tabouret de traite qui a servi à la pendaison. Et la corde, que personne n’a osé enlever.
— Allez, c’est toujours utile, dit Myriam qui la décroche et l’enroule autour de sa main.
— En attendant de vous trouver un matelas, vous pouvez faire une litière en genêts d’Espagne. Voyez ? Les fleurs jaunes. C’est comme ça qu’on fait ici.
Et voilà les Parisiens partis faucher derrière leur maison ces arbustes verts et jaunes vifs, la fleur des maquis dont les perles dorées ressemblent à de petits iris. Les bras chargés à ras bord, ils posent les branches sur leur lit, les disposent comme un matelas de paille, puis se couchent délicatement dessus.
— On dirait un cercueil entouré de fleurs, se dit Myriam, en regardant la lune, ronde comme un sou, qui apparaît dans le cadre de la fenêtre.
La situation lui semble soudain irréelle. Cette chambre au milieu de nulle part, ce mari qu’elle connaît à peine. Elle se rassure, elle se dit que quelque part, loin d’ici, Noémie la regarde elle aussi. Cette pensée lui donne du courage.
Le lendemain, Vicente décide de se rendre au marché d’Apt pour trouver de quoi aménager la maison. La ville n’est qu’à sept kilomètres, il part à pied, dès l’aube, suivant sur la route la foule des paysans, des artisans et des fermiers, avec leurs moutons et leurs marchandises qu’ils vendront sur le marché.
Mais une fois sur place, Vicente déchante. Il n’y a ni matelas ni draps de lit à vendre. Et la moindre casserole vaut le prix d’une cuisinière. Il revient les mains vides. Avec dans les poches une bouteille de laudanum pour calmer ses nerfs et du nougat pour sa femme.
Vicente et Myriam font connaissance avec leur propriétaire, la veuve Chabaud. Vaillante, d’un caractère trempé de bonté et d’acier, elle travaille comme trois hommes, élève seule son fils unique. Tout le monde la respecte. Elle est riche, certes, mais elle distribue toujours à ceux qui en ont besoin. Elle ne dit jamais non, sauf aux Allemands.
Une fois par semaine, ils réquisitionnent sa voiture – la seule de la région. Elle n’a pas le choix, mais jamais, jamais elle ne leur offre un coup à boire.
À Madame Chabaud, Vicente et Myriam se sont présentés comme un couple de jeunes mariés venus vivre la vie au grand air. La vie rêvée des romans de Giono. Vicente se dit peintre et Myriam musicienne. Elle ne fait pas savoir qu’elle est juive évidemment. Madame Chabaud en a vu d’autres – tout ce qu’elle leur demande, c’est de respecter la vie du village et de se tenir correctement. Et surtout, pas d’histoires avec les gendarmes.