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Depuis le démantèlement du réseau de sa sœur, Vicente n’a plus de mission. Et, pour la première fois, lui et Myriam vivent sous le même toit, comme un jeune ménage, devant jour après jour subvenir aux besoins du foyer. Se nourrir, se laver, se vêtir, se chauffer et dormir. Depuis leur rencontre, ils n’avaient connu que des moments de précipitation, de peur. Le danger avait été l’unique paysage de leur histoire d’amour. Vicente aimait cela. Il en avait besoin. Myriam au contraire apprécie leur nouvelle vie simple et tranquille, perdus dans la campagne, éloignés de tout.

Au bout de quelques jours Myriam remarque que son mari est très silencieux. Il se ferme à l’intérieur de lui-même. Alors elle le regarde vivre, elle l’observe comme un tableau vivant.

Il semble n’avoir pas d’attachement aux choses, ni aux personnes. Cela le rend irrésistible, car rien ne l’intéresse vraiment hors du moment présent. Il peut mettre toute son énergie dans une partie d’échecs, dans la préparation d’un repas ou d’un bon feu. Mais le passé et l’avenir n’existent pas pour lui. Il n’a pas de mémoire. Et pas de parole. Il peut sympathiser avec un fermier sur le marché d’Apt, passer la matinée à parler avec lui, lui poser mille questions sur son travail, boire une bouteille de vin en sa compagnie et lui en offrir une autre. Mais le lendemain, le reconnaître à peine. Avec Myriam c’est la même chose. Après une joyeuse soirée passée à rire, il peut se lever le matin en la regardant comme si une inconnue s’était glissée dans son lit. Chaque jour passé ensemble ne construit rien. Et tout est à recommencer.

Peu à peu, Myriam remarque que son mari cherche à s’éloigner d’elle, physiquement. Dès qu’elle entre dans une pièce, il trouve toujours une raison pour en sortir.

— J’irai au marché pendant que tu iras rendre visite à Madame Chabaud.

Tout est prétexte à se séparer.

Un soir, en allant payer le loyer à Madame Chabaud, Myriam reste longtemps à boire le sirop, c’est toujours ça que les Allemands n’auront pas, dit la veuve en resservant les verres. Myriam pose des questions sur l’ancien locataire de la maison, le fameux pendu.

— Camille, on l’a retrouvé tout raide, le pauvre. Et son âne à côté, qui lui léchait les pieds.

— Mais vous savez pourquoi il a fait ça ?

— On dit que c’est la solitude qui l’avait rendu à moitié fou… et les sangliers aussi, qui venaient ravager son jardin. Ce qui était bizarre, c’est qu’il parlait souvent de la mort. Il disait tout le temps qu’il avait peur de mourir dans d’atroces souffrances, cela l’obsédait…

La discussion dure longtemps. Sur le chemin du retour, Myriam se dépêche, car il est tard et elle a peur que Vicente s’inquiète. Il est presque minuit quand elle arrive chez elle, mais elle trouve Vicente endormi. Lui qui ne trouve jamais le repos avant le petit matin, il s’est si peu inquiété pour elle qu’il dort profondément.

Les jours suivants, Myriam se rend compte que son mari souffre d’une mollesse dans le regard, une douleur sourde. Des plaques d’urticaire sont apparues. Sa peau le démange et son front devient parfois brillant, recouvert d’une mince couche de sueur. Au bout d’une semaine, il lui annonce :

— Je rentre à Paris. C’est pour mon urticaire. Faut voir un médecin. Et je prendrai des nouvelles de tout le monde. J’irai aux Forges voir tes parents. Et puis j’irai à Étival, dans la maison de famille de ma mère, le grenier est plein de vieilles couvertures et de draps que personne n’utilise. Je les rapporterai. Au mieux je serai de retour dans quinze jours, au plus tard avant Noël.

Myriam n’est pas surprise. Elle avait senti monter en lui cette fébrilité qui précède toujours les annonces de départ.

Vicente s’en va le 15 novembre, le jour de leur anniversaire de mariage. Un an déjà. Drôle de symbole, songe Myriam. Elle le raccompagne jusqu’au bout du chemin, elle sait qu’elle ne devrait pas trottiner ainsi comme un chien derrière son maître. Vicente s’agace, il voudrait être seul et déjà loin.

Alors Myriam s’arrête et le regarde disparaître à travers les amandiers, sans bouger, le corps figé dans la lumière froide de novembre, elle ne veut pas pleurer. Et pourtant il y a eu si peu de tendresse entre eux depuis qu’ils sont arrivés. Une seule nuit, son mari s’était frotté contre elle, se recroquevillant comme un enfant au creux de ses bras. Quelques baisers heurtés et saccadés qui cherchaient l’humidité dans le noir – mais tout s’était arrêté brusquement et Vicente avait disparu dans un sommeil épais et chaud, les paupières gonflées.

Cette nuit-là, Myriam s’était sentie encombrée de son corps inutile.

Malgré tout, cet homme énigmatique, cet homme sans désir pour elle, pour rien au monde elle ne l’échangerait contre un autre. Parce qu’il est à elle, ce bel homme triste. Un mari parfois naïf comme un enfant, mais avec des éclairs dans les yeux. Et cette fragile intimité qui les lie l’un à l’autre, ténue, pas plus large qu’un anneau, cela lui suffit. Certes, il passe des jours entiers sans lui adresser la parole. Et alors ? Il lui a fait une promesse, à la vie à la mort. Il n’y a pas grand-chose de plus important à dire. Il y a entre eux une dignité et une solitude qu’elle trouve belles. Elle ne partage ni ses pensées, ni les minutes de son existence, mais il suffit qu’il dise « je vous présente ma femme » pour effacer tous les vides. Son cœur se gonfle d’orgueil parce que sa beauté d’homme lui appartient. Vicente est silencieux mais il est merveilleux à regarder. Elle peut faire une vie avec ça, simplement contempler sa beauté.

Les semaines suivantes, Myriam descend au village, acheter des œufs et du fromage. Buoux ne compte pas plus de soixante habitants, un café-auberge et une épicerie-tabac.

— Mais alors madame Picabia, il est où votre mari ? On le voit plus, lui demande-t-on au village.

— En visite à Paris, sa mère est malade.

— Ah, c’est bien, disent les villageois, c’est un bon fils, votre mari.

— Oui, un bon fils, répond Myriam en souriant.

Elle se rassure, depuis qu’ils se sont rencontrés, Vicente est souvent parti, mais il est toujours revenu.

Chapitre 8

Pour rejoindre Paris, Vicente doit traverser la ligne de démarcation sans Ausweis. Il se rend à Chalon-sur-Saône. Là, il entre dans le bar ATT tenu par la femme d’un mécanicien de la SNCF, qui s’occupe de faire passer le courrier clandestin. Vicente se présente au comptoir et demande :

— Un Picon-grenadine, avec beaucoup de sirop.

Tout en essuyant ses verres, la femme du mécanicien lui indique d’un coup de tête la porte de derrière, avec son grand rideau de perles en bois. Tranquillement, comme s’il allait aux toilettes, Vicente traverse le rideau dans un bruit de mousson de pluie. Pas très discret, se dit-il, avant d’entrer dans une cuisine où un type s’affaire sur une belle omelette au beurre.

— Madame Pic vous passe le bonjour, lui dit Vicente.

Vicente sort de sa poche 500 francs mais le gars à l’omelette se fige à la vue des billets.

— Vous êtes son fils, n’est-ce pas ?

Vicente fit oui de la tête.

— Je fais pas payer Madame Pic, ajoute le type.

Vicente range l’argent dans sa poche, pas plus étonné que ça. L’homme lui donne rendez-vous à onze heures du soir. Ils se retrouvent devant une passerelle à l’écart de la ville. Au bout de la passerelle, il y a des barbelés qui tracent la ligne de démarcation. Il faut les suivre à quatre pattes, sur presque cinq cents mètres, puis le passeur montre à Vicente un trou caché par du feuillage. Vicente s’y faufile. Puis il marche quelques kilomètres sur une grande route, sans se faire repérer, jusqu’à une gare. Là, il attend le premier train du matin, qui le conduira à Paris.