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Quelques heures plus tard, il débarque à la gare de Lyon. Paris s’agite toujours comme si le reste du monde n’existait pas. Vicente se rend directement à son appartement, 6 rue de Vaugirard. Il se sent sale de son voyage, ses vêtements ont pris la poussière sur les banquettes des trains et des halls de gare, il a hâte de se changer. Dans la boîte aux lettres, il ne trouve aucune nouvelle de sa belle-famille. Cela ne leur ressemble pas. Il se rappelle la promesse qu’il a faite à sa femme d’aller aux Forges, voir ce qui s’y passe.

En arrivant au dernier étage, glissé sous la porte, il trouve un mot de sa mère qui lui demande de passer la voir « de toute urgence ».

En arrivant chez elle, Vicente trouve Gabriële très affairée, un poupon en porcelaine dans les mains.

— Qu’est-ce que tu fais ? demande Vicente.

— Je continue de travailler.

— Pour qui ? s’étonne Vicente.

— Les Belges, répond Gabriële en souriant.

Depuis que le réseau de Jeanine a été démantelé, Gabriële n’est plus Madame Pic mais la « Dame de Pique » pour un réseau de résistants franco-belge. Le réseau s’appelle Ali-France, il est lié au réseau Zéro qui a commencé à Roubaix en 1940. Pour eux, Gabriële transporte du courrier.

Vicente regarde sa mère. Elle a 61 ans, elle est haute comme une commode de salon, mais elle continue de s’agiter dans tous les sens telle une jeune fille.

— Mais comment tu fais, avec tes douleurs aux bras ? demande Vicente, qui a dû soulager sa mère plus d’une fois avec de la morphine.

Gabriële disparaît de la pièce et revient en poussant devant elle un gros landau bleu marine, avec des roues immenses. Elle y glisse son poupon en porcelaine, emmailloté dans des langes, pour y cacher du courrier clandestin. Fière comme un garnement. Cette mère est infernale, pense Vicente.

— Tu es avec nous ? demande Gabriële. Nous avons besoin d’un contact en zone sud.

— Oui maman, répond Vicente en soupirant… c’était pour ça que tu m’as fait venir ?

— Tout à fait, dit Gabriële. Je te ferai passer des missions.

— Tu as des nouvelles de Jeanine ?

— Je crois que sa traversée vers la frontière espagnole est prévue pour bientôt. Je peux compter sur toi ?

— Oui oui maman… en attendant il me faut de l’argent. Je dois aller chez mes beaux-parents aux Forges. Et puis ensuite je vais à Étival, je vais prendre les draps qui sont au grenier et aussi des couvertures pour…

— Très bien, voilà, coupe Gabriële qui n’a aucune envie d’écouter des histoires assommantes de trousseau de jeunes mariés.

Elle ouvre un tiroir avec une liasse de billets. Elle les compte et en donne quatre à Vicente.

— D’où ça sort ? C’est Francis qui t’a donné tout cet argent ?

— Mais non, répond Gabriële en haussant les épaules. C’est Marcel.

— Il n’est pas à New York ?

— Si. Mais on se débrouille.

En descendant les escaliers, Vicente sent les billets au fond de sa poche, l’argent le démange au creux de ses mains. Quand il sort dans la rue, au lieu de tourner à droite pour rentrer chez lui, il prend la direction des faubourgs de Montmartre, pour aller Chez Léa.

Chapitre 9

La première fois qu’il était entré dans cette fumerie d’opium, il avait 15 ans et c’était avec Francis. Les circonstances avaient réuni le père et le fils. Les rares fois où les deux hommes se retrouvaient seuls, cela se passait toujours mal. Vicente cherchait à plaire à son père, mais Francis se méfiait de son fils, qu’il trouvait trop beau. Il l’aurait mieux aimé, cet enfant, s’il avait été le fils de Marcel, l’amant de sa femme. Alors là oui, si Vicente avait été un jet de foutre de Duchamp, il l’aurait adoré, ce beau garçon mélancolique. Mais malheureusement, avec ses couleurs noires et ses hanches fines de matador, le garçon était sans conteste un Espagnol.

Après quatre enfants avec Gabriële, Francis était arrivé à la conclusion que parfois, les grands esprits s’annulent. Pour peindre, c’était parfait. Mais pour fabriquer des descendants, le résultat s’avérait médiocre.

Ne sachant pas quoi faire de cet enfant triste, le peintre décida ce jour-là de lui offrir sa première pipe d’opium.

— Tu vas voir, ça éclaircit les idées.

La fumerie de Léa n’était pas fréquentée par les acteurs ni les demi-mondaines, ce n’était pas une fumerie à la mode, pour les happy few. Non. Chez Léa, on ne côtoyait pas des esthètes, seulement des ombres. En arrivant, ils s’étaient d’abord attardés dans la salle du bar, celle qui donnait sur la rue. Francis avait demandé qu’on serve à son fils un peu de choum-choum. Léa, qui était encore vivante à l’époque, apporta à l’adolescent un alcool de riz translucide qui brûlait tout à l’intérieur, de la gorge jusqu’aux entrailles. Vicente avait été surpris par la douleur acide le long de ses parois intestinales. Cela avait fait rire son père, d’un rire non pas moqueur, mais heureux et franc. Ce rire avait rempli le fils d’une joie profonde, portée par l’ivresse. C’était la première fois que son père riait avec lui, et non contre lui.

— On y va ? demanda Francis en reposant son choum-choum qu’il avait bu cul sec. Mon grand, avait-il dit à son fils en lui tapant sur l’épaule, tu ne diras rien à ta mère.

Vicente avait été envahi d’une émotion extraordinaire. Être là, dans cet endroit interdit, partager un secret avec Francis, se faire appeler mon grand. Et ce geste amical ! Il avait si souvent vu son père frapper ainsi ses amis. Parfois les serveurs de café recevaient aussi cette sorte de gifle. Toujours suivie d’un grand rire. Mais lui, Vicente, n’y avait jamais eu droit.

Huit ans plus tard, en poussant la porte de Chez Léa, Vicente se souvient de cette première fois avec son père. Depuis, il avait fréquenté toutes les fumeries de Paris, des plus belles aux plus sordides. Mais celle-ci gardait la saveur étrange du dépucelage. Entre-temps, Léa était morte, et son père était devenu son pire ennemi.

Vicente se dirige au fond de l’établissement, vers l’escalier qui mène au sous-sol. En descendant les marches, il retrouve l’odeur suintante d’égouts et de moisissure, qui le prend à la gorge à mesure qu’il s’enfonce dans la cave voûtée.

Après avoir soulevé un rideau épais comme un tapis persan, c’est un royaume de caves en pierre qui se succèdent comme des miroirs se reflétant à l’infini. La première fois, il avait été surpris jusqu’au malaise par l’odeur de l’opium, chaude et amère, de matière fécale mêlée à un parfum sucré de fleurs. Aujourd’hui, cette odeur moite et aiguë, mêlant les excréments aux relents de patchouli, le rassurait. Elle redonnait à son esprit une tranquillité immédiate.

La première fois qu’il était entré là, les tentures rouges orientales, les tissus brodés et moirés qui recouvraient les murs, l’avaient transporté en Asie.

Ce décor de pacotille, pathétique, il l’adorait. Pour ce qu’il était, théâtral et toc, illusoire et sale. Ici, tout est faux, les bijoux en pierres de la vieille Chinoise au comptoir de l’entrée, le gros bouddha, les coiffures en feutre des garçons. Mais Vicente sait que ce qu’on vient chercher ici ne ment pas. Il pose sur le comptoir l’argent que Gabriële vient de lui donner. La vieille Chinoise fait signe à un garçon de s’occuper de lui.