Vicente traverse les petites pièces enfumées, où des êtres dans une demi-obscurité, quasiment inanimés, ont l’air de malades sur le point de voir leur âme s’envoler. Ils poussent de petits râles, avec dans l’œil des éclats de paradis. Vicente sent l’excitation monter en lui et son sexe réagir.
Allongés sur des divans près du sol, hommes et femmes sont exsangues. Avec leurs tiges de bambou au bout des doigts, ils ont l’air de joueurs de flûte, entrelacés dans une symphonie sensuelle, soufflant dans leurs fins pipeaux turgescents. Vicente les envie, il voudrait déjà en être là, son corps s’amollit et se prépare à recevoir le délicieux poison.
Arrivé devant le lit qu’on lui attribue, il déboutonne les manches de sa chemise, puis détache la ceinture en cuir de son pantalon pour se mettre à l’aise. Enfin il s’allonge. Un petit être chauve, aux yeux exorbités et au teint jaune, cireux, lui apporte un plateau en laque, d’un rouge sang, brillant comme un miroir, qui présente le nécessaire du fumeur d’opium. Vicente se souvient, la première fois qu’il avait fumé, son père lui avait dit :
— Tu ne seras plus jamais triste avec ça, toutes les préoccupations de ta vie resteront derrière la porte.
Mais Vicente avait vomi tout son corps, jusqu’à ce qu’un jus flasque sorte de ses entrailles. Après il y avait eu les sueurs et les malaises. Vint ensuite le bonheur promis. Ce fut à la troisième pipe. La morsure divine.
En s’allongeant sur le divan, débraillé, à l’aise, Vicente cherche à entendre les soupirs de plaisir de ses voisins, ces râles longs et lourds, cris étouffés des nuits secrètes et scandaleuses où les corps s’échangent dans le noir. Mais le garçon au teint de cire lui apporte une pipe trop claire, mal culottée, ce qui agace Vicente. Le garçon baisse les yeux avant d’aller échanger la mauvaise pipe contre une pipe déjà brûlée. Vicente s’impatiente, il veut sentir la fumée brûler ses poumons, la retenir en apnée le plus longtemps possible. Lorsque le garçon revient pour lui tendre le bon bambou, Vicente ferme les yeux. Il entoure la pipe de ses mains, heureux comme l’enfant qui retrouve les doigts de sa mère.
Il soupire enfin dans l’odeur jaune de l’opium. Les petites lampes à huile encrassent davantage l’atmosphère et lui donnent une solennité d’église. Allongé sur le flanc, Vicente a maintenant la pipe au bord des lèvres et les yeux mi-clos. Il pose sa tête sur un socque en bois et la fée brune fait son travail de pute sublime. Elle le pompe comme la reine du bordel de Siam et sa peau se tend d’abord sous la nuque, ses poils se dressent comme un scalp magique de la racine des cheveux jusqu’à ses mollets. Dans une exaltation fiévreuse, le brouillard lourd autour de lui, il met la main dans son pantalon et trouve sans bouger, enfin, ce qu’il est venu chercher… une extase dorée, des rêves fantasmatiques, une sensualité de tout son être immobile.
La première fois, Francis avait regardé en souriant le sexe de son fils se gonfler de sang. L’adolescent avait connu un désir souple, infini, et libéré de tout sentiment de culpabilité, un plaisir pacifique, sans amertume.
Vicente n’a pas besoin de se toucher, ni de remuer, la simple caresse de sa main sur son sexe enflé l’emmène là où il n’est plus question de corps terrestre, mais d’une bonté infinie qui le lie à tout ce qu’il aime, une harmonie des corps, la beauté des chairs de jeunes filles, les poitrines lourdes des femmes mûres, la perfection des hommes, leurs fesses d’ivoire comme des statues. Sans bouger, son corps entier se mêle à tout ce qui l’entoure dans une capacité sexuelle décuplée, il n’est plus un petit garçon, mais un ogre comme son père, dont la verge immense peut satisfaire toutes celles et tous ceux qui la réclament, tandis qu’une neige de minuscules plumes de cygne tombe au ralenti et que les femmes s’adoucissent dans une volupté de crème poudrée et rose, leurs aisselles sentent le sucre et la purpurine, il n’a pas besoin de les lécher pour les boire, son sexe flotte dans les airs comme un oiseau au duvet doux, il les satisfait ainsi, en lévitation, pendant des heures, dans un plaisir qui ne connaît pas de fin.
La première fois, un homme était venu contre lui, pour se frotter dans son creux. Il avait cherché le regard de son père, quelque part, pour lui demander protection ou approbation. Mais Francis, inanimé, avait oublié son fils, il avait mis son être à la porte de lui-même. Alors Vicente s’était laissé faire, dans les caresses de l’opium, douces et presque chastes, comme une promenade sans but, comme une journée passée à ne rien faire, une nuit contre un corps chaud et endormi.
C’était une sensation qui pouvait durer des heures entières, entre le sommeil et la conscience, jusqu’à ce que sa mère fasse son apparition dans ses songes.
Il fallait toujours que Gabriële vienne ternir ses rêves. Et aussi sa sœur, Jeanine. En les voyant arriver dans les volutes de fumée, Vicente a l’impression d’être soudain pris entre deux montagnes granitiques, deux énormes seins qui l’étouffent. Quant à son père, le grand génie du siècle, celui-ci vient aussi l’écraser, de sa peinture, face à ses toiles il n’est jamais qu’un minuscule débris, un vermisseau glabre. Il est leur poupée de chiffon mou et tous s’amusent de lui.
Vicente se met à rire tout seul comme un dément, il aplatit entre ses doigts les deux petites naines héroïques. Puis il a envie de pleurer, à cause de son frère, le faux jumeau, ce bâtard que Francis a fait à une autre femme, en même temps que lui. Où est-il, ce frère détesté ? Il serait parti sur un voilier. J’aurais dû m’enfuir avec lui, au lieu de le haïr, se dit Vicente à présent. Les yeux brillants, hilares, perforant un visage de craie, Vicente revient à lui car c’est l’heure de la nouvelle pipe, il se calme et fait signe au garçon cireux qu’il est temps d’enchaîner. Il veut une couverture pour couvrir ses jambes, en peau de chèvre, celles qui sentent fort mais tiennent chaud. Ensuite il restera là sans bouger, une décennie peut-être, la pipe toujours à portée de lèvres.
Lorsque Vicente se réveille, il ne sait pas quel jour il est. Il n’a plus d’argent. Et plus de volonté. L’opium a enlevé en lui tout motif rationnel de faire les choses. Au lieu d’aller aux Forges, Vicente se cache des jours entiers dans son appartement, incapable de faire quoi que ce soit.
Il se demande pourquoi il est à Paris.
Pourquoi est-il parti ? Il se rappelle que sa femme l’attend quelque part. Mais son cerveau est incapable de retrouver le nom du village où ils se sont installés.
Comment va-t-il faire pour la rejoindre ?
La seule chose dont il se souvient, c’est qu’il doit partir dans le Jura, dans la maison de famille de sa mère, pour trouver une casserole et des draps.
Chapitre 10
Myriam est toujours sans nouvelles de son mari. Seule, dans la maison du pendu, sans eau ni électricité, elle attend. Le vent, qui chasse un jour puis l’autre, souffle de plus en plus froid.
De temps en temps, Madame Chabaud monte la voir. La veuve est comme les crabes, sous la carapace, la chair est tendre. Les jours de raïsse, c’est-à-dire d’averses, elle lui propose de venir chez elle, au village, parce que c’est moins humide. Myriam profite de l’eau chauffée sur le feu, elle se met nue dans l’évier constitué d’une pierre, près du sol, pour se laver à genoux. Madame Chabaud lui apprend à entretenir les bûches « à l’économie », non pas en longitudinal, mais bout à bout.