— Allez, on ne va pas vous laisser aux Allemands.
Jeanine connaît toutes ces histoires. Le passeur qu’on lui a conseillé est un guide de montagne, qui a l’habitude, c’est au moins son trentième passage.
En voyant arriver la jeune femme, il s’inquiète. Non seulement elle n’est pas plus haute qu’un enfant, mais ses chaussures et ses vêtements ne sont pas adaptés à la traversée.
— C’est le mieux que j’ai trouvé, dit Jeanine.
— Faudra pas vous plaindre, répond le passeur.
— Au départ, je devais passer par le Pays basque.
— Cela aurait été mieux pour vous. La traversée est moins dangereuse.
— Mais depuis l’invasion de la zone sud, le passage n’est plus sûr.
— J’ai entendu dire ça, en effet.
— C’est pour ça, on m’a dit de prendre par le massif du mont Valier. Il paraît que les soldats allemands ne s’y aventurent pas, parce que c’est trop dangereux.
Le passeur regarde Jeanine et lui lance sèchement :
— Gardez votre énergie pour marcher.
Jeanine n’est pas une bavarde, mais elle avait besoin de parler pour calmer sa peur. Elle sait que d’autres avant elle ont trouvé la mort et non la liberté au bout de la traversée. Alors elle pose un pied devant l’autre, regarde en direction de la frontière et oublie qu’elle a le vertige.
Le long des corniches de neige poudreuse, ses pas s’enfoncent. Le passeur remarque qu’elle est plus solide qu’elle n’en a l’air. Ensemble ils passent des rivières de glace.
— Et si on se casse une jambe ? demande Jeanine.
— Je ne vais pas vous mentir, répond le passeur. Ça se termine avec une balle dans la tête. C’est ça ou mourir de froid.
Quand Jeanine lève le regard, l’Espagne semble toute proche, il suffit de tendre la main pour que le bout de ses doigts frôlent les crêtes, où des lumières brillent dans la nuit. Mais plus elle avance, plus les lumières s’éloignent. Elle sait qu’il ne faut pas désespérer. Elle pense au philosophe Walter Benjamin, qui s’est suicidé juste après avoir franchi la frontière, parce qu’il a pensé que les Espagnols le reconduiraient en arrière. « Dans une situation sans issue, avait-il écrit dans sa dernière lettre en français, je n’ai d’autre choix que d’en finir. » Et pourtant, s’il avait gardé espoir, il s’en serait sorti.
Au bout de trois jours, le passeur lève son gant vers le lointain et annonce à Jeanine :
— Marchez dans cette direction, moi je vous laisse ici.
— Comment ça ? demande Jeanine. Vous ne venez pas avec moi ?
— Les passeurs ne traversent jamais la frontière. Vous terminez le chemin toute seule, vous allez toujours tout droit, jusqu’à tomber sur une petite chapelle qui accueille les fugitifs. Bonne chance, lance-t-il avant de faire demi-tour.
Jeanine se souvient qu’un jour, quand elle était enfant, sa mère lui avait dit une chose qui l’avait marquée. Gabriële lui avait fait la liste de toutes les morts possibles.
Le feu,
le poison,
l’arme blanche,
la noyade,
l’étouffement…
— Si un jour tu dois choisir ta mort, ma fille, opte pour le froid. C’est la plus douce. On ne sent plus rien, on a simplement l’impression de s’endormir.
Chapitre 12
En pleine nuit, Myriam est réveillée par des coups frappés à la fenêtre de la cuisine du pendu. C’est Vicente, elle en est sûre. Elle glisse ses pieds nus dans de gros godillots froids et un gilet sur sa chemise de nuit. Mais la silhouette qu’elle aperçoit dans le noir n’est pas celle de son mari. L’homme est très grand, avec de larges épaules, il tient à la main une bicyclette.
— Je viens de la part de M. Picabia, dit-il avec l’accent des gens de la région.
Myriam ouvre la porte et le fait entrer, elle cherche des allumettes pour la bougie mais Jean Sidoine lui fait signe qu’il faut rester dans le noir. Il retire son chapeau pour dégager sa tête, et lui annonce :
— Votre mari est en prison, il a été incarcéré à Dijon. Il m’envoie vous chercher. On part avec le prochain train. Dépêchez-vous.
Myriam a hérité de sa mère cette capacité à réfléchir vite et froidement. Elle dresse dans sa tête la liste de toutes les choses à faire avant de partir, vérifier les braises, ne pas laisser traîner de nourriture, ranger la maison, écrire un mot à Madame Chabaud.
— Nous avons deux trains et un autocar à prendre, dit Jean à Myriam. Nous arriverons à Dijon un peu avant minuit.
À l’aube, ils se rendent silencieusement à la gare de Saignon, qui dessert la ligne Cavaillon-Apt. Sur le quai désert de la gare, Jean lui tend une carte d’identité.
— Vous êtes ma femme.
Elle est plus jolie que moi, se dit Myriam en regardant les faux papiers.
Le voyage est long. Succession de cars, de trains régionaux, chaque minute est dangereuse. Il fait froid, Myriam n’est pas assez couverte. À Montélimar, Jean lui passe sur les épaules son gros gilet de laine tricotée.
À Valence, les jeunes mariés retiennent leur respiration au moment où des uniformes allemands passent faire des contrôles. Ils tendent leurs faux papiers. Jean admire la placidité de cette jeune femme, qui sait garder son sang-froid devant l’ennemi.
Dans le dernier train qui les mène à Dijon, alors qu’ils sont seuls dans le wagon, Myriam se sent sortie d’affaire. Elle aime les trains, la nuit, quand les voisins somnolent et qu’une douceur feutrée flotte dans l’air – l’esprit est au repos, sans aucune décision à prendre.
Ils savent que c’est interdit, qu’ils ne devraient pas se raconter, que par les temps qui courent il faut se taire. Mais cette nuit tombée sur le paysage et le calme ouaté du wagon vide donnent envie à Jean et Myriam de se confier.
— Le premier train que j’ai pris, dit Myriam pour briser le silence, c’était pour traverser la Pologne jusqu’en Roumanie. Une grosse dame, qui gardait le samovar, me terrorisait. Je me souviens parfaitement de son visage…
— Qu’alliez-vous faire en Roumanie ?
— Prendre un bateau. Pour la Palestine où nous avons vécu quelques années avec mes parents.
— Mais vous êtes polonaise ?
— Non ! La famille de ma mère est polonaise, mais moi je suis née à Moscou, en Russie, dit Myriam en regardant par la fenêtre les arbres dessinant des ombres d’encre noire. Et vous ?
— Moi je suis né à Céreste. C’est pas loin de Buoux. Deux heures de vélo, si vous prenez la route de Manosque. Mon père est artisan charron. Il joue du piston dans la fanfare du village. Et ma mère, elle, est pantalonnière, dit-il en claquant sa main fièrement sur ses cuisses pour montrer son pantalon.
— Du beau travail, dit Myriam en souriant. Et vous faites quoi comme métier ?
— Je suis instituteur. Malheureusement, cela fait un moment que je n’ai pas mis les pieds dans une école… j’ai fait de la prison moi aussi. Un jour, au bistrot de mon village, j’ai dit que je n’aimais pas la guerre. Alors j’ai été convoqué au bas fort Saint-Nicolas à Marseille par le juge d’instruction militaire pour « propos défaitistes ». Je suis resté un an en prison… alors je sais un peu de quoi je parle. Je peux vous dire que ce dont votre mari a le plus besoin, c’est de courage. Il va connaître la guerre des chiottes, les combines pour le tabac, le mitard, le mépris des gardiens, la coupe des cheveux ras, il va apprendre à marcher avec des sabots de bois, l’humiliation des fouilles, le trafic des mégots de cigarettes, il va boire de l’alcool à brûler et subir les brimades des matons… Mais l’important, c’est qu’un jour, votre mari va sortir.