— C’était quand, vous ?
— Le 21 janvier 1941. J’avais tellement changé en un an, j’étais si maigre, que mes parents ne m’ont pas reconnu. J’avais changé aussi à l’intérieur. Je n’étais plus du tout pacifiste et j’ai décidé d’aider les résistants.
— Vous êtes courageux.
— Ce n’est pas du courage. Je fais les choses à ma manière. Comme je peux. Au village, à Céreste, il y a un gars qui est arrivé. Il s’appelle René. On va le voir et là, il nous dit quoi faire, il nous donne des petites missions. Je fournis même le casse-croûte, dit-il en sortant de sa besace deux morceaux de pain soigneusement emballés.
Myriam sourit et mange volontiers avec Jean.
— On va pas tarder, dit-il. Notre chemin s’arrêtera là. Je vous déposerai chez la femme d’un détenu, qui est dans la même cellule que votre mari. Demain elle vous emmènera le voir.
Avant de partir, Myriam remercie Jean Sidoine et, lui attrapant le bras, elle lui dit :
— Moi aussi je veux faire des missions.
— Très bien. J’en parlerai à René.
Chapitre 13
À L’Isle-sur-la-Sorgue, la vie de René Char était surveillée. Alors en 1941, il avait pris sa femme et une valise pour se réfugier cinquante kilomètres plus loin, chez un couple d’amis, à Céreste.
Il découvre la petite place aux marronniers, où les maisons se tiennent droites devant l’église, comme des enfants de chœur devant monsieur le curé. Et au milieu, la fontaine où il a été foudroyé par la beauté d’une fille du village. Marcelle Sidoine.
René se rend tous les jours à la fontaine, pour la voir. Les vieilles observent sur leurs bancs, derrière leurs fenêtres, sur le perron de l’église, incrustées à leurs chaises, elle attendent ce moment, quand René arrive sur la place pour regarder Marcelle tirer l’eau.
— Vous avez fait tomber votre mouchoir, lui dit-il un jour.
Marcelle ne répond rien, elle met le mouchoir dans sa poche et s’éloigne. Dans son dos, elle sent le regard des crapaudes qui n’ont pas perdu une miette du spectacle.
Au fond de sa poche, les doigts de la jeune femme cherchent le morceau de papier glissé à l’intérieur du mouchoir, avec un rendez-vous, Marcelle le savait. Les vieilles aussi, elles le connaissent, le coup du mouchoir. Leurs cœurs fatigués se remettent à battre, elles se souviennent qu’elles aussi ont été de jeunes filles au corps souple tirant l’eau de la fontaine. Les vieilles devinent le mot caché dans le mouchoir, le mouchoir caché dans la main, la main cachée dans la poche de Marcelle. Marcelle devient la femme renarde des Feuillets d’Hypnos.
Mais Marcelle est déjà mariée à un gars du village, Louis Sidoine. Personne ne peut lui reprocher de ne pas surveiller sa femme : Louis est prisonnier de guerre en Allemagne.
Rien ne se soustrait au mystère dans un village, tout se sait. Un étranger prend la femme d’un Cérestain. Les règlements de comptes se feront plus tard. En attendant, René quitte sa femme et installe son quartier général chez la mère de Marcelle. Il devient le chef d’une armée secrète qui s’organise dans l’ombre.
Il y avait, çà et là, des hommes et des femmes prêts à se battre. Parfois c’était une famille entière. Parfois des êtres isolés qui ne savaient même pas que le voisin était du même côté. Peu à peu, cette résistance éclatée et balbutiante se regroupe autour d’un chef – René Char en est un. Il sait fédérer les hommes, les galvaniser, et surtout, les organiser, repérer les caractères. Il dresse la liste de ceux qui sont avec lui, il donne des missions. Sous le pseudonyme d’Alexandre, il devient en 1942 le responsable pour sa zone dans l’armée d’unification des réseaux de France. C’est l’Armée secrète, constituée par Jean Moulin sous les ordres du général de Gaulle. Alexandre, en référence au guerrier poète, roi de Macédoine et élève d’Aristote.
René se déplace à vélo, en train, avec les cars régionaux, il sillonne la région, pour trouver les amis là où ils se cachent, ceux qui veulent s’engager dans la lutte. Il travaille à mettre en lien tous ceux qui peuvent aider la Résistance aux alentours de Céreste. Il dessine et compose la carte souterraine du maquis, il repère les cachettes dans les étables, les maisons à double entrée, les rues qu’il faut éviter pour ne pas être pris en tenaille. Dans un champ où bientôt pourraient atterrir des parachutes, il fait couper un arbre gênant aux paysans. Il sait aussi faire taire ceux qui le trouvent trop entreprenant.
Les hommes de René Char ne sont pas encore armés mais ils s’entraînent comme des soldats qui seront bientôt appelés au front. En attendant, ils font des missions de renseignement, dessinent des croix de Lorraine sur les murs, organisent un attentat contre la maison de Jean Giono, dans la nuit du 11 au 12 janvier 1943 en plastiquant sa porte. L’écrivain s’en sort avec des cloisons ébranlées. Pourquoi s’en prendre au grand écrivain ? À celui qui s’est battu pour la paix ? Certains ne comprennent pas.
— Qui n’est pas avec nous est contre nous.
Chapitre 14
À Dijon, Myriam passe la nuit chez une femme aux cheveux presque brûlés par sa teinture blonde, dans un appartement humide, sur la route de Plombières.
— J’étais trapéziste quand j’ai rencontré mon mari, dit-elle en préparant un lit pour Myriam.
Myriam peine à reconnaître les traces du corps d’athlète sous les chairs épaisses.
— Faut dormir, demain on se lève tôt pour la visite, dit la trapéziste en lui lançant une couverture.
Myriam ne dort pas, cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus entendu le bruit des avions qui rasent la ville. Elle regarde le jour se lever par la fenêtre, elle sent encore dans ses jambes le roulis du train, comme on tangue de retour sur la terre ferme, après un voyage en bateau.
Pour se rendre au fort d’Hauteville, qui domine Dijon, il faut d’abord marcher une bonne heure à travers les champs.
La prison est un bâtiment gris aux murs épais. Myriam retrouve son mari. Elle ne l’a pas vu depuis deux mois. Il a les paupières lourdes et le visage brouillé.
— J’ai des maux de tête terribles et aussi des douleurs dans les reins.
Vicente ne parle que de ça, et de son rhume, une morve liquide et transparente coule de son nez.
— Mais explique-moi ce qui s’est passé !
— Je suis allé dans le Jura, à Étival. Comme prévu. J’ai pris des draps et des couvertures. Des couverts aussi. Le lendemain, c’était le 26 décembre, je suis parti avec les valises, pour rentrer chez nous. Fallait que je traverse la ligne. À l’aller, j’avais un passeur. Je me suis dit, au retour, je peux le faire seul. Mais pas de chance. Vers minuit, j’arrive sur la passerelle et là je tombe sur des Allemands qui faisaient leur ronde. Avec ma valise remplie jusqu’à ras bord – on m’a accusé de faire du marché noir. Et voilà, ma grande. Je suis ici.
Myriam reste silencieuse. C’est la première fois que son mari l’appelle « ma grande ». Et puis il ne la regarde pas dans les yeux. Il a le teint pâle et quelque chose de vitreux dans le regard.
— Pourquoi tu te grattes comme ça ? demande-t-elle.
— C’est les totos, explique-t-il. Les totos ! Les poux ! Le juge doit décider de ma peine aujourd’hui ou demain. On verra bien.
Myriam reste silencieuse devant la mauvaise humeur de son mari. Une question lui brûle les lèvres.
— Tu as eu des nouvelles de mes parents ?
— Non. Pas de nouvelles, dit Vicente froidement.
C’est comme un coup de poing dans le ventre. Myriam en perd sa respiration. L’heure de la visite est terminée. Vicente se penche vers elle pour lui chuchoter quelque chose au creux de l’oreille.