— La femme de Maurice, elle t’a donné quelque chose pour moi ?
Myriam fait non de la tête. Vicente se redresse, inquiet.
— Ok, demain alors. Demain, n’oublie pas, dit-il en faisant l’effort de lui sourire.
Sur le chemin du retour, la trapéziste s’excuse, elle a oublié. En effet, elle avait quelque chose pour Vicente. Une fois à l’appartement, elle lui montre une petite boule noire :
— Demain, tu la glisses entre tes doigts. Comme ça on voit rien quand tu montres au gardien la paume de tes mains à l’entrée de la prison. Voilà. Et ensuite, tu la donnes à ton mari, sous la table et discrètement.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Myriam.
La trapéziste comprend alors que Myriam n’a aucune idée de ce que lui demande son mari.
— C’est un réglisse de ma grand-mère. Il soulage les articulations.
Le lendemain, tout se passe comme prévu. Vicente met sous la langue la petite bille noire et luisante. Myriam regarde le visage de son mari rajeunir, comme sous l’effet d’un philtre magique et, pour la première fois, Vicente pose sa main sur le visage de Myriam et reste longtemps ainsi sans bouger, à regarder quelque chose de lointain, derrière ses yeux.
Le lendemain, le 4 janvier 1943, ils apprennent que Vicente écope de quatre mois de prison et d’une amende de 1 000 francs. Myriam craignait bien pire, elle avait peur d’un départ vers l’Allemagne. Tant que son beau mari reste en France, elle est prête à tout supporter.
Chapitre 15
De retour dans la maison du pendu, Myriam retrouve l’atmosphère immobile du plateau des Claparèdes. Tous les objets posés à leur place, dans l’indifférence. Ce mois de janvier 1943 est un désert gelé qui lui glace les os.
Un soir, avant d’aller se coucher, une silhouette dans son dos la fait sursauter.
— J’ai quelque chose pour vous, dit Jean Sidoine, en frappant au carreau.
Il trimballe sur son porte-bagages une grosse caisse à outils, dont il sort un objet soigneusement emballé. Myriam reconnaît au premier coup d’œil une TSF en Bakélite brune.
— Vous m’avez dit que votre père était ingénieur et que vous vous y connaissiez en radio.
— Je peux même vous la réparer si elle est cassée.
— Je vous demande surtout de l’écouter. Vous connaissez Fourcadure ?
— La ferme ? Je vois où c’est.
— Les propriétaires ont l’électricité, et ils sont d’accord pour rendre service. On va mettre la radio dans une remise et vous irez l’écouter là-bas. On a besoin que vous écoutiez le dernier bulletin de la BBC, celui d’après neuf heures du soir. Vous notez tout sur un bout de papier. Que vous déposerez ensuite à l’auberge, chez François. Dans le placard de la cuisine, il y a une boîte à biscuits en fer, cachée derrière les sachets d’herbes aromatiques. Il faut mettre les messages à l’intérieur.
— Tous les soirs ?
— Tous les soirs.
— François est au courant ?
— Non. Simplement, vous dites que vous passez lui dire bonsoir, boire une tisane, pour discuter, parce que vous vous sentez seule. Surtout, ne pas l’inquiéter.
— Je commence quand ?
— Ce soir. Le bulletin est à 21 h 30, précises.
Myriam s’engouffre dans la nuit pour se rendre à Fourcadure. Quand elle arrive à la ferme, elle se faufile dans la remise, met le cadre antibrouillage en place, tourne le bouton, la radio grésille, elle doit coller son oreille pour comprendre, surtout quand le vent empêche d’entendre. Dans l’obscurité de sa cachette, elle note les bulletins, sans voir la feuille, ni sa main, l’exercice est difficile.
Une fois l’émission terminée, elle sort de la remise, toujours en rasant les murs, et s’en va chez François Morenas. Trente minutes de marche. La nuit. Le froid qui écorche la peau. Mais elle se sent utile, alors ça va.
Myriam entre chez François sans frapper et s’invite pour partager une tisane avec lui. Elle frissonne, François lui passe sur le dos une couverture de l’auberge, si rustique que des herbes séchées sont incrustées dans la laine. Depuis que les vêtements de laine et le coton hydrophile sont rationnés, une couverture comme celle de François, même si elle gratte la peau, est une denrée rare.
Myriam propose de préparer elle-même les herbes pour la tisane. Et, au moment de les ranger dans le placard, elle glisse le papier dans la boîte à gâteaux. Les premiers soirs, ses mains tremblent, à cause du froid, à cause de la peur.
Pendant la journée, elle s’entraîne à écrire les yeux fermés. De jour en jour, les messages deviennent plus lisibles. Désormais Myriam ne vit que pour ça, le bulletin du soir.
Au bout de deux semaines, François dit à Myriam :
— Je sais que tu écoutes la radio.
Myriam essaye de ne pas montrer son trouble. François ne devait pas être au courant.
C’est Jean qui lui a tout raconté. Pourquoi ? Pour protéger l’honneur de Myriam. Parce qu’un soir, Morenas lui a dit :
— Madame Picabia, elle vient me voir. Elle veut discuter. Parler. Tous les soirs.
— Elle est bien seule, la pauvre. Sans son mari.
— Tu crois que ?
— Que ?
— À ton avis.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Tu crois qu’elle attend que je fasse le premier pas ?
François avait dit cela simplement, sans être grivois, mais parce que cette question le taraudait. Alors Jean s’était senti coupable. Il lui avait expliqué pourquoi Myriam venait à l’auberge tous les soirs. Il avait enfreint les règles du silence. Pour protéger le respect qu’on doit à une femme mariée.
Chapitre 16
Maman,
J’avance beaucoup dans mes recherches.
J’ai lu les Mémoires de Jean Sidoine, on y apprend beaucoup de choses.
Il parle d’Yves, de Myriam et de Vicente.
Il a même reproduit une photographie où l’on voit tes parents en train de traire une brebis. Myriam tient dans ses bras un petit agneau, tandis que Vicente est accroupi aux pis de la mère. Ils ont l’air heureux.
J’ai aussi commandé le livre des Mémoires de la fille de Marcelle Sidoine, qui raconte son enfance à Céreste pendant la guerre avec René Char. Je crois qu’elle est encore vivante.
Est-ce que tu te souviens d’elle ? Elle s’appelle Mireille. Elle avait environ 10 ans pendant la guerre.
Il faut aussi que je te parle d’une autre découverte que j’ai faite. Dans une de ses notes, Myriam fait allusion à un certain François Morenas, un père aubergiste.
Ce monsieur a écrit plusieurs livres, où il raconte ses souvenirs. À plusieurs reprises lui aussi parle de Myriam.
Un jour, quand tu auras envie, je te ferai des photocopies de ces passages si tu veux. L’un m’a particulièrement émue, page 126 de Clermont des lapins : chronique d’une auberge de jeunesse en pays d’Apt, 1940-1945, il écrit : « Sur le plateau aux Bories est arrivée Myriam. Dans cette bastide solitaire où un homme vient de se pendre, cette femme habite seule. Elle vient souvent me rendre visite et chercher de la compagnie. Elle vient organiser un réseau de résistance et loue Fourcadure à cause de l’électricité pour venir le soir, en cachette, écouter la radio de Londres. »