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En rencontrant la silhouette de Myriam dans ce livre, j’ai été très bouleversée, maman.

Et j’ai pensé à toi. Quand tu as découvert Noémie, au hasard de tes recherches, dans le livre du docteur Adélaïde Hautval. Maman, je sais que c’est difficile pour toi de me savoir plongée dans toute cette histoire, celle de tes parents. Tu n’es jamais allée chercher ce qui s’était passé sur le plateau des Claparèdes, l’année qui a précédé ta naissance.

Et je devine pourquoi. Bien sûr.

Ma maman, je suis ta fille. C’est toi qui m’as appris à faire des recherches, à recouper les informations, à faire parler le moindre bout de papier. D’une certaine manière, je vais au bout d’un travail que tu m’as enseigné, et je ne fais que le perpétuer.

C’est de toi que je tiens cette force qui me pousse à reconstituer le passé.

Anne,

Ma mère ne parlait jamais de cette période.

Sauf une fois. Elle m’avait dit :

« Ces moments furent peut-être les plus heureux de ma vie. Sache-le. »

J’ai reçu ce matin, figure-toi, une lettre de la mairie des Forges.

Tu te souviens de la secrétaire ? Je crois qu’elle a retrouvé des documents pour nous. Je n’ai pas encore ouvert l’enveloppe. Mais fais-y moi penser la prochaine fois que tu viens à la maison avec Clara.

Chapitre 17

À la fin du carême, la bande des Bouffets marche de village en village, une nuée d’enfants à leurs trousses. Le chef tient une canne à pêche avec une lune en papier, cette dame blanche est leur déesse pâle. Devant l’église de Buoux, Myriam se laisse entraîner par leur ronde qui serpente, s’enroule et se déroule, dans un bruit de sifflets et de grelots. Les jeunes gens sautent en frappant leurs pieds sur le sol, clochettes aux chevilles, pour demander à la terre nourricière de se réveiller. Ils ont à leur bouche un soufflet qu’ils font postillonner aux visages des villageois comme des injures, puis ils s’éloignent en claudiquant, à péd couquet, dans une danse grotesque. Ils sourient à faire peur, la face recouverte de farine collée par du blanc d’œuf, ce sont des bouffons avec des rides de vieillards. Les enfants, comme une flopée de rats des champs, le visage noirci par un bouchon de liège brûlé, vont par les rues, de maison en maison, réclamant un œuf ou encore de la farine. Au milieu de cette farandole, une voix glisse à l’oreille de Myriam, sans que celle-ci comprenne d’où elle vient :

— Cette nuit, tu auras de la visite.

Ils arrivent, un peu avant l’aube. Jean Sidoine et un jeune homme épuisé. Le teint livide.

— Il faut le cacher, dit Jean, dans le cabanon. Quelques jours. Je te dirai. En attendant, tu arrêtes les messages. Le gamin faut le surveiller, il est jeune, il s’appelle Guy. 17 ans, à peine.

— Mon frère a le même âge que toi, dit Myriam au garçon. Viens dans la cuisine, je vais te trouver quelque chose à manger.

Myriam prend soin de lui, comme elle espère que quelqu’un, quelque part, s’occupe de Jacques. Elle prépare un morceau de pain et du fromage, puis pose sur ses épaules la couverture en laine de François.

— Mange, réchauffe-toi.

— Tu es juive ? demande le jeune homme, brutalement.

— Oui, répond Myriam, qui ne s’attendait pas à cette question.

— Moi aussi, dit-il, en avalant le pain. Je peux en avoir encore ?

Il pose son regard tremblant sur le morceau de pain qui reste.

— Bien sûr, répond-elle.

— Moi je suis né en France, et toi ?

— À Moscou.

— C’est à cause de vous, tout ça, dit-il en regardant la bouteille de vin posée sur la table.

C’est un cadeau de Madame Chabaud, que Myriam garde pour le retour de Vicente. Mais elle comprend le regard luisant du jeune homme et attrape la bouteille sans hésiter.

— Je suis né à Paris, mes parents sont nés à Paris. Tout le monde nous aimait ici. Avant que vous tous, les étrangers, vous ne veniez nous envahir.

— Ah bon ? C’est comme ça que tu vois les choses ? demande Myriam calmement, en peinant sur le tire-bouchon.

— Mon père s’est battu pendant la Première Guerre. Il a même voulu s’engager en 39, pour remettre son uniforme et défendre son pays.

— L’armée ne l’a pas pris ?

— Trop vieux, dit Guy en buvant cul sec un verre de vin que Myriam lui a tendu. Mon grand frère, en revanche, il s’est battu et il est pas revenu.

— Je suis désolée, dit Myriam en resservant le jeune homme. Mais alors, qu’est-ce qui t’est arrivé, à toi ?

— Mon père est médecin. Un jour, un patient l’a prévenu qu’il fallait qu’on parte. Toute la famille est descendue à Bordeaux. Ma sœur, mes parents et moi. De Bordeaux, on est ensuite partis à Marseille. Mes parents ont réussi à louer un appartement, on est restés quelques mois comme ça. Quand les Allemands sont arrivés, mes parents ont décidé qu’on partirait aux États-Unis. Mais, au dernier moment, on a été dénoncés. Par des voisins. Les Allemands nous ont emmenés au camp des Milles.

— C’est où le camp des Milles ?

— Près d’Aix-en-Provence. Il y avait régulièrement des convois.

— Un convoi ? C’est quoi ?

— On met tout le monde dans des trains. Direction Pitchipoï, comme vous dites…

— Vous, c’est qui vous ? Les étrangers ? On dirait que tu détestes les Juifs encore plus que les Allemands, toi.

— Votre langue est hideuse.

— Donc tes parents sont partis dans un convoi pour l’Allemagne, c’est ça ? demande Myriam qui reste calme face à la colère du jeune homme.

— Oui, avec ma sœur. Le 10 septembre dernier. Mais moi j’ai réussi à m’échapper la veille du départ.

— Comment tu as fait ?

— Il y a eu un mouvement de panique dans le camp, j’en ai profité pour fuir. Je me suis retrouvé je sais pas comment à Venelles. Là, des fermiers m’ont caché pendant trois mois. Mais le couple n’était pas d’accord. Lui voulait me garder, mais pas elle. J’ai eu peur qu’elle finisse par me dénoncer. Je suis parti le soir de Noël. J’ai passé quelques jours dans une forêt. Un chasseur m’a trouvé endormi et m’a recueilli. Vers Meyrargues. Le gars vivait seul, il était gentil. Sauf quand il buvait, alors là, il devenait fou. Un soir, il a pris son fusil et a commencé à tirer en l’air. J’ai eu peur et je me suis enfui. Ensuite j’ai trouvé refuge chez des vieux, à Pertuis. Ils avaient perdu leur fils pendant la Première Guerre. J’ai dormi dans sa chambre avec toutes ses affaires. J’étais bien là-bas, mais je sais pas pourquoi, une nuit, je suis parti sans raison. De nouveau la forêt. Je me suis évanoui, je crois. Et quand je me suis réveillé, j’étais dans une grange. Le gars qui me surveillait, c’est votre copain qui m’a déposé ici.

— Dans le camp où tu étais, tu n’aurais pas rencontré un garçon de ton âge, Jacques ? Et une fille, Noémie ?

— Non, ça me dit rien. C’est qui ?

— Mon frère et ma sœur. Ils ont été arrêtés en juillet.

— En juillet ? Tu les reverras jamais. Faut être réaliste. Le travail en Allemagne, c’est pas vrai.

— Bon, conclut Myriam en lui prenant la bouteille des mains, on va se coucher.

Les jours suivants, Myriam évite le garçon. Un soir, elle se penche à la fenêtre, elle a reconnu le bruit du vélo de Jean.

— Il faut que tu amènes le gamin chez Morenas là-haut. Un gars va venir le chercher pour l’emmener en Espagne. L’auberge est le point de rendez-vous. François n’est pas au courant. Tu lui dis que Guy est un bon ami à toi, de Paris. Que tu l’as rencontré dans le train par hasard. Mais que tu ne peux pas le garder parce que tu dois rendre visite à ton mari.