Выбрать главу

Partout s’organisent des perquisitions et des contrôles de police pour arrêter les « insoumis » et les « réfractaires ». On menace les familles de représailles. Les amendes, pour quiconque aiderait un jeune à échapper au STO, montent jusqu’à 100 000 francs.

Ces jeunes hommes qui refusent de partir en Allemagne n’ont pas d’autre choix que d’entrer dans la clandestinité. Ils vont trouver refuge dans les campagnes, se cacher dans les fermes. Et beaucoup renforcent les maquis. Peut-être 40 000 d’entre eux deviennent des soldats de l’ombre.

René Char se charge, depuis son QG de Céreste, de récupérer les réfractaires de la zone Durance, il organise leur hébergement, teste leurs aptitudes et la solidité de leurs convictions. Il coordonne ses troupes. Jean Sidoine vient lui parler de son cousin. Un doux, un littéraire, mais un gars sûr. Il est convenu qu’il sera caché chez la jeune Juive du plateau des Claparèdes.

C’est lui, Yves Bouveris. C’est lui que je cherche.

Chapitre 20

Myriam est postée sur le seuil de la maison du pendu, la main sur son front pour se protéger du soleil, elle regarde au loin. Elle sait que l’homme qui marche vers elle est son mari, mais elle a du mal à le reconnaître, avec ses joues creusées de vieillard, sur un corps d’enfant sans muscles. Vicente lui semble plus petit que dans ses souvenirs. Son visage est marqué, au coin de l’œil, il porte les traces d’un hématome jaune et vert.

Vicente est escorté par les deux cousins Sidoine, Yves et Jean, comme entre deux infirmiers ou deux gendarmes. Ces trois hommes marchent vers la maison comme des mercenaires exténués, avec leurs poches de pantalon déformées et leurs bouches pâteuses de la poussière des routes.

— J’ai pensé que vous pouviez loger mon cousin dans le cabanon, demande Jean à Myriam, c’est un STO.

Myriam accepte sans y prêter trop d’attention, bouleversée par la présence de son mari.

Avant de repartir, Jean Sidoine la met en garde :

— Moi il m’a fallu des semaines pour m’habituer au retour. Soyez patiente. Ne vous découragez pas.

En effet, ce soir-là, Vicente ne veut pas dormir dans sa chambre. Il préfère, pour sa première nuit d’homme libre, dormir à la belle étoile. Myriam en est presque soulagée. Contrairement à tout ce qu’elle avait imaginé durant ses semaines d’hibernation, retrouver Vicente n’est pas un apaisement. C’est même le contraire. Au moins, lorsqu’il était en prison, il était protégé de tout, des Allemands, de la police française. Mais surtout, protégé de dangers obscurs que Myriam pressent sans pouvoir les nommer.

Les jours suivants, Myriam sursaute chaque fois qu’elle aperçoit la silhouette du cousin Yves. Elle ne se fait pas à sa présence. Tout entière préoccupée par la santé de son mari, il n’y a que ça qui compte pour elle. Deux fois par jour, elle lui apporte un plateau, avec un bouillon qu’elle cuisine elle-même, du pain qu’elle va chercher au village. Quand elle s’asseoit près de lui, Myriam se trouve trop épaisse, à cause de ses hanches rondes qui remontent dans le dos comme un violoncelle. Parfois elle a l’impression de devenir la mère de son mari.

Au bout de quelques jours, Vicente reprend des forces. C’est au tour de Myriam de tomber malade. Elle a de la fièvre. Beaucoup de fièvre. La température monte et avec elle, une odeur âcre se dégage de son corps. À Vicente revient la charge du plateau, qu’il faut monter deux fois par jour dans la chambre. Yves lui confie le secret d’une tisane contre la fièvre, qu’il tient de sa grand-mère. Il entraîne Vicente cueillir des calaments des champs.

Grâce à la tisane d’Yves, Myriam guérit. Vicente décide qu’il faut fêter cela. Il part au marché d’Apt acheter de quoi faire un bon dîner et, pour la première fois, Myriam et Yves se retrouvent tous les deux seuls dans la maison.

La présence d’Yves gêne Myriam. Pourtant, il fait de son mieux. Mais cela l’irrite encore plus.

Vicente revient du marché avec deux bouteilles de vin, des navets, du fromage, une belle confiture et du pain. Un festin.

— Regarde, dit-il à Myriam. Ici, ils enveloppent le fromage de chèvre dans des vieilles feuilles de châtaignier.

Myriam et Vicente n’ont jamais vu cela de leur vie. Ils ouvrent la feuille comme ils déferaient le papier d’un cadeau fragile. Yves leur explique que c’est pour garder longtemps le moelleux du fromage, même en hiver. Ces explications enchantent Vicente.

— Un empereur romain, Antonin le Pieux, est mort d’en avoir trop mangé.

Chez un libraire ambulant, il a acheté un livre qui l’amuse beaucoup, à cause de son titre, un livre de Pierre Loti publié en 1883, intitulé Mon frère Yves.

— Je vous propose que nous le lisions à haute voix, chacun notre tour.

Vicente débouchonne une bouteille de vin, et pendant que Myriam épluche les légumes et qu’Yves met la table, Vicente leur fait la lecture en fumant ses cigarettes de contrebande qui tachent ses doigts.

Le livre commence avec une description de cet Yves, qui donne son prénom au titre. Un marin que Pierre Loti avait connu sur un navire et vraisemblablement aimé. Vicente lit les première lignes :

— « Kermadec (Yves-Marie), fils d’Yves-Marie et de Jeanne Danveoch. Né le 28 août 1851, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère). Taille, 1 m 80. Cheveux châtains, sourcils châtains, yeux châtains, nez moyen, menton ordinaire, front ordinaire, visage ovale. » À toi ! lance-t-il à Yves qui doit sur-le-champ répliquer, en respectant le style du livre.

— « Bouveris (Yves-Henri-Vincent), fils de Fernand et Julie Sautel. Né le 20 mai 1920, à Sisteron (Provence). Taille, 1 m 80. Cheveux bruns, sourcils bruns, yeux bruns, nez moyen, menton ordinaire, front ordinaire, visage ovale. »

— Parfait ! s’exclame Vicente, satisfait de la façon dont Yves se plie aux règles du jeu.

Il continue la lecture :

— « Marques particulières : tatoué au sein gauche d’une ancre et, au poignet droit, d’un bracelet avec un poisson. »

— Je n’ai aucun tatouage, répond Yves.

— Nous allons y remédier, annonce Vicente.

Myriam s’inquiète. Elle sait son mari capable de choses étranges. Vicente revient avec un morceau de charbon noir. Puis il prend solennellement le poignet d’Yves pour y tracer lui-même un mince trait noir, comme le bracelet décrit dans le livre. Yves se met à rire, à cause des chatouilles sur la peau, au creux du poignet. Ce rire irrite Myriam. Vicente veut dessiner une ancre sur le sein gauche d’Yves. Myriam trouve que son mari va trop loin et que le jeu déborde. Mais Yves déboutonne sa chemise… Son corps est bien dessiné. Et sa peau sent fort, une odeur de sueur qui surprend Myriam et que Vicente trouve excitante.

Ce soir-là dans la cuisine, Vicente comprend que Myriam et Yves sont naïfs et innocents. Le jeune provincial et la jeune étrangère. Et Vicente, qui n’a connu dans le milieu de ses parents que des enfants aguerris aux jeux des adultes, trouve cela agaçant et attirant.

Lorsque Myriam et Vicente s’étaient rencontrés, deux ans auparavant, il avait fait des sous-entendus à propos de nuits qu’il avait passées dans la maison de Gide. Myriam, qui avait lu Gide, n’avait pas saisi les allusions.

Vicente comprit que Myriam n’était pas comme les filles de sa bande, libres et savantes. Trop tard pour lui expliquer. Trop compliqué aussi. Ils étaient mariés.

Le peu de chose que Myriam avait entendu dire sur les hommes entre eux, toujours à propos d’écrivains, Oscar Wilde, Arthur Rimbaud, Verlaine et Marcel Proust, était des notions abstraites. Leurs livres ne l’avaient pas aidée à comprendre son mari, pas plus qu’ils ne lui avaient appris des choses sur la vie. C’est de vivre qui lui apprendrait, beaucoup plus tard, à comprendre les livres qu’elle avait lus dans sa jeunesse.