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Vicente veut tout savoir d’Yves, il lui pose des questions en le regardant fixement, comme autrefois, quand c’était Myriam qui l’intéressait.

Yves leur apprend qu’il est né à Sisteron, un village à cent kilomètres vers le nord, sur la route de Gap. Sa mère, Julie, venait de Céreste, où vivent Jean Sidoine et une grande partie de sa famille. Enfant, Yves a habité dans les écoles où sa mère était institutrice. Il enviait ses camarades qui rentraient chez eux après l’école. Lui, restait immobile.

Ensuite, il fut envoyé comme pensionnaire au collège de Digne. Des années froides, dans les salles de classe mal chauffées, dans les dortoirs aux lits humides, il fallait se laver à l’eau glacée. La nourriture était rationnée et les pulls rarement raccommodés. Yves avait détesté la pension et ne s’était lié à aucun camarade, leur préférant ses livres. Il aimait les récits de voyage, Joseph Peyré, Roger Frison-Roche et les grands alpinistes. C’était un garçon un peu timide et doux qui savait se battre – mais qui préférait la pêche et le sport au grand air.

— Je vais vous laisser, dit Yves à la fin de la soirée, j’ai trop parlé, s’excuse-t-il en sortant de la pièce.

Vicente demande à Myriam comment elle trouve leur locataire.

— Tout est présenté sur l’assiette, dit Myriam.

— C’est bien parfois, répond Vicente.

Vicente et Yves deviennent inséparables. Une nuit de pleine lune, bien claire, Yves montre à Vicente comment pêcher des écrevisses dans l’Aiguebrun. Ils rient tellement qu’ils ne réussissent à en attraper aucune. Les écrevisses s’échappent de leurs doigts en frétillant. Ils reviennent de la pêche au petit jour, avec seulement une grosse truite, qui s’était, elle, presque offerte à eux. Elle est mangée au petit déjeuner et les garçons la surnomment « la goulue » en hommage à ses formes et à sa générosité.

Myriam n’avait jamais vu Vicente s’intéresser à la pêche avec autant d’enthousiasme, lui qui, de façon générale, ne trouvait aucun intérêt aux choses qui passionnent les hommes. Elle lui en fait la remarque.

— Les choses changent, répond-il de façon énigmatique.

Les garçons passent des journées très occupées. Ils entrent et sortent de la maison, disparaissant parfois pendant des heures. Puis de nouveau leurs pas et leurs rires résonnent à travers les murs de la maison. Un jour Myriam en fait le reproche à Vicente. C’est dangereux.

— Mais qui peut nous entendre ? demande Vicente en haussant les épaules.

Yves et Vicente commencent à agacer Myriam, surtout quand ils jouent aux hommes de 30 ans. Ils bourrent une pipe pour se donner de l’importance – et alors Yves discourt avec son mari sur les choses de la vie. Ils évoquent même des notions de philosophie que Myriam juge affligeantes.

Yves pose beaucoup de questions à Vicente sur Paris et le milieu artistique. Il n’en revient pas de connaître un garçon de son âge, qui tutoie Gide.

— Tu as lu ses livres ?

— Non, mais je lui ai dit que je les trouvais nuls quand même.

Yves est flatté d’être ami avec un garçon qui parle de Picasso comme d’un vieil oncle. Myriam, exaspérée, les entend discuter dans le salon.

— Donc Marcel, explique Vicente, a rajouté une paire de moustaches à la Joconde.

Vicente prend une feuille de papier et y dessine Mona Lisa avec des moustaches.

— C’est pas possible, répond Yves.

— Si. Et ensuite, il a écrit en dessous :

Vicente trace au crayon noir cinq lettres majuscules.

— L. H. O. O. Q., épèle Yves avant de comprendre la signification de la phrase qu’il vient de prononcer.

Ils éclatent de rire. Et Myriam se retire dans sa chambre à coucher.

Chapitre 21

Yves propose à Vicente de visiter le fort de Buoux, une cité médiévale sur les hauteurs.

— C’est beau, c’est comme une île, lui dit-il, tu vas aimer.

Myriam enfile un pantalon de son mari en vitesse pour rejoindre les garçons – elle en a marre d’être seule à la maison.

Tous les trois prennent le chemin du vallon de Serre qui mène au fort. Ils restent silencieux devant les roches monumentales, qui tombent à pic de la montagne. En haut des escaliers rupestres, aux marches plates pour que les mulets puissent les monter, il y a la tour ronde. Ils y croisent des corbeaux que personne ne vient déranger dans le désordre des ruines.

Myriam déchiffre en latin la dédicace gravée dans la pierre, sur le fronton de l’ancienne église voûté en berceau : « In nonis Januarii dedicatio istius ecclesiae. Vos qui transitis… Qui flere velitis… per me transite. Sum janua vitae. » Elle traduit pour les garçons :

— « Le 9 janvier je dédie cette église. Vous qui passez… vous voulez pleurer… Passez par moi. Je suis la porte de la vie. »

Yves apprend à Myriam et Vicente comment distinguer les éperviers de l’aigle des Alpes. En le pointant du doigt, il leur montre au loin le mont Ventoux. Yves connaît par cœur le nom des plantes, des animaux et des pierres. Il a le goût des définitions et aime nommer les choses de la nature. Myriam pense à l’oncle Boris, qui lui aussi aimait classer et définir. Ce lien fictif, inattendu, entre ces deux hommes, a des conséquences. Myriam regarde Yves différemment.

Tandis qu’ils crapahutent le long des remparts, vers les maisons rupestres, Myriam observe les garçons se mouvoir devant elle. Yves et Vicente ont exactement la même taille, ils peuvent échanger leurs chaussures et leurs habits. Mais ils sont si différents. Vicente est un être de surface. Une magnifique surface. Mais impossible à sonder. Tout ce qui se passe mystérieusement sous sa peau, dans ses veines, dans les fluides de son corps et de sa pensée, demeure mystérieux pour elle et le reste du monde. Yves au contraire est fait d’un seul bloc et d’une seule matière. Ce qu’on voit de lui à l’extérieur a la même propriété que ce qui se passe à l’intérieur de son être. Deux hommes, comme les deux faces d’une même pièce de monnaie.

Après le fort de Buoux, Yves leur fait visiter des bories. Ce sont des cahutes rondes en pierres sèches. On dirait d’étranges cabanes, faites uniquement de pierres plates, posées miraculeusement les unes sur les autres.

Lorsque Myriam et Vicente pénètrent dans l’une d’elles, le contraste entre la lumière de l’extérieur et l’obscurité à l’intérieur les rend d’abord aveugles. Peu à peu, leurs yeux s’habituent et leurs corps prennent conscience de l’espace qui les entoure. La fraîcheur du lieu les saisit. Le plafond, fabriqué de pierres entrelacées, ressemble à un nid d’oiseau retourné.

— On est comme à l’intérieur d’un sein, dit Vicente en caressant celui de Myriam dans l’obscurité.

Puis il l’embrasse sous les yeux d’Yves. Myriam se laisse faire. Elle sent que quelque chose est en train de se passer. Mais quoi ? Elle ne sait pas le nommer. Myriam et Yves sont à la fois surpris et gênés.

— L’origine des bories, explique Yves, embarrassé, c’est le sol. Le sol ici est plein de pierres. Il faut les trier. Alors à force d’avoir mis les pierres de côté, les hommes ont formé des tas. Et puis avec ces tas, ils ont fait des cabanes. Les bergers s’en servent pour se protéger lorsque la chaleur est insupportable.

Sur le chemin du retour, ils entendent des rires qui proviennent de l’auberge guinguette de chez Seguain. La vie de loin a l’air normale, dans la douceur de cette après-midi qui s’étire.