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La moiteur de l’air affaiblit les sens. Yves pense que les femmes sont des mystères impénétrables. Vicente cherche à fabriquer des secrets là où il n’y en a pas, pour chasser l’ennui. Il avait joui si jeune de situations étranges. Il s’était habitué à l’obscénité des adultes, comme il s’était accoutumé à l’opium. Avec le temps, il ne trouvait plus aucun mystère dans la chambre à coucher d’un homme ou d’une femme. Il fallait à son cerveau des doses toujours plus fortes. Il fallait des plaisirs plus épicés, aux couleurs cuites dans la chaleur et le sang.

Et pourtant, parfois, cet air vicié laissait la place à une grande pureté, où ses pensées devenaient candides et claires, où il ne cherchait plus qu’un amour simple, une joie enfantine.

Myriam n’a jamais vu son mari aussi heureux et en bonne santé que dans cette vie joyeuse, où chaque jour est une aventure. Manger des escargots. Le lendemain, des feuilles de betterave ou du blé germé. Ramasser du bois mort, faire du feu pour cuire les côtelettes. Fabriquer de la ficelle avec des tiges d’ortie, les fendre en deux dans le sens de la longueur et les éventrer. Nettoyer des draps et les faire sécher au soleil. Et puis le soir, la lecture de Loti, chacun leur tour.

— « Yves, mon frère, reprend Vicente avec emphase, nous sommes de grands enfants… Souvent très gais quand il ne faudrait pas, nous voilà tristes, et divaguant tout à fait pour un moment de paix et de bonheur qui par hasard nous est arrivé. »

Vicente est heureux, mais les raisons de ce bonheur sont mystérieuses, souterraines et peu compréhensibles pour Myriam. Vicente revit l’époque qui a précédé sa naissance. Quand on invitait les Picabia à dîner, il fallait alors prévoir trois couverts. Il y avait Francis, Gabriële et Marcel.

Francis avait donné à son fils le goût des substances, et celui du chiffre trois. Ce chiffre qui permet, dans son principe de déséquilibre, de trouver un mouvement infini, fait de combinaisons inattendues et de frottements accidentels.

Chapitre 22

Un jour, en rentrant du marché, Vicente annonce qu’ils n’ont plus d’argent. Il a dépensé les derniers billets donnés par sa mère. Désormais, ils doivent travailler.

Vicente, qui est le seul des trois à ne pas être recherché par les Allemands, essaye de se faire embaucher comme ouvrier dans la petite usine de fruits confits qui se trouve sur la route d’Apt. Mais le contremaître le trouve louche, et Vicente revient bredouille.

Le lendemain, Yves part chercher un furet chez un de ses cousins, à Céreste.

— C’est pour le manger ? demande Myriam, inquiète.

— Oh non, surtout pas ! C’est pour les lapins.

Vichy ayant interdit la possession des armes, il est désormais impossible de chasser le lapin ou quelconque gibier dans la forêt. Mais Yves connaît une technique, à l’aide d’un furet et d’un grand sac de toile.

— Il faut repérer un trou. D’un côté, on enfourne le furet. De l’autre on referme le sac sur les bêtes apeurées.

Le soir même, affamés, ils mangent un lapin et en apportent un second à Madame Chabaud, en guise de loyer. Myriam explique leur situation financière. Et la présence d’Yves.

La veuve, dont le fils unique a échappé de peu au travail obligatoire, leur propose des travaux sur ses différentes propriétés.

Myriam constate que Madame Chabaud fait partie de ces êtres qui ne sont jamais décevants, alors que d’autres le sont toujours.

— Pour les premiers, on ne s’étonne jamais. Pour les seconds, on s’étonne chaque fois. Alors que ce devrait être l’inverse, lui dit-elle en la remerciant.

Le trio se lève aux aurores, pour aider à la cueillette des bigarreaux, à la récolte des amandes, aux foins, à l’arrachage des bourraches et des bouillons-blancs. Leurs cheveux sont poudrés de la poussière des blés, leurs peaux rougies par l’effort. Ils supportent bien la fatigue, les coups de soleil, les piqûres de bêtes, les griffures des chardons. Parfois même, une joie s’empare d’eux, surtout à l’heure chaude, quand tout le monde fait la sieste sur des foins à l’ombre, les femmes d’un côté et les hommes de l’autre.

Un matin, Vicente se réveille avec l’œil gauche gonflé comme un œuf de caille. Une morsure d’araignée, constate Yves, qui montre à Myriam deux petits trous rouges, les traces de crochets. Yves et Myriam partent pour la journée, laissant Vicente seul à la maison. Le soir quand ils rentrent, il est de bonne humeur. La peau a dégonflé, il ne sent plus rien, et il a même préparé le dîner. Avant de s’endormir, Vicente dit à Myriam :

— Lorsque je vous ai vus revenir tous les deux, j’ai trouvé que vous ressembliez à des amoureux.

Myriam ne sait pas quoi répondre. Cette phrase est une énigme pour elle. Ce devrait être un reproche. Mais Vicente l’a prononcée avec bonne humeur et légèreté. Myriam se souvient de l’avertissement de Jean Sidoine. Il avait raison, ce n’était plus le même homme.

Le mois de juillet s’enfonce dans une fournaise. À Paris, les habitants envahissent les bains parisiens, hommes et femmes en maillot s’entassent sur les terrasses des bords de Seine. Myriam, Vicente et Yves décident d’aller chercher de la fraîcheur aux baumes de l’eau, entre les falaises de Buoux et Sivergues. Là, l’une des sources de la Durance s’écoule depuis les rochers jusque dans un bassin creusé par des hommes. Une végétation verte et luxuriante contraste avec la sécheresse et la blancheur de la pierre. L’endroit est caché dans le creux de la roche comme dans les contes médiévaux. Lorsqu’ils le découvrent, une euphorie les prend. C’est Vicente qui le premier se déshabille.

— Allez ! dit-il aux deux autres en pénétrant dans les bassins remplis d’eau fraîche.

Yves à son tour se met nu et se jette dans l’eau en éclaboussant Vicente comme un garnement. Myriam ne bouge pas, pudique.

— Viens ! lui dit Vicente.

— Oui, viens ! renchérit Yves.

Et Myriam entend leurs voix dont l’écho résonne sous la roche. Elle leur demande de fermer les yeux. Jamais elle n’a nagé toute nue, l’eau du bassin est extraordinairement épaisse et douce, elle glisse sur la peau de Myriam comme une caresse.

Sur le chemin du retour, Myriam attrape chacun des garçons par le bras. Yves est troublé mais ne le montre pas. Vicente serre le bras de sa femme bien fort contre lui, pour la féliciter de son initiative. Jamais il ne l’a tenue si fort, pas même le jour de leur mariage. Myriam semble flotter au-dessus du sol.

Ils marchent ainsi, bras dessus, bras dessous, quand le ciel devient soudain très sombre.

— C’est la raïsse, dit Yves.

En quelques secondes, de grosses gouttes de pluie chaudes, lourdes, tombent du ciel. Vicente et Myriam courent pour se protéger sous un arbre. Yves se moque :

— Vous voulez prendre la foudre ?

L’eau de pluie coule sur leurs visages et dans leurs nuques, plaquant leurs cheveux sur leurs joues et leurs habits contre la peau.

Myriam trébuche sur une pierre mouillée et Vicente fait semblant de tomber à son tour sur elle. La jeune femme sent contre sa cuisse un désir fort. Elle se met à rire et se laisse embrasser le visage. Ainsi allongée, Vicente la serre fort sous elle. Myriam ferme les yeux et se laisse entraîner par son mari, dans une pluie chaude et épaisse qui inonde ses cuisses. En tournant la tête, elle aperçoit Yves qui les regarde au loin. Elle le sent qui chavire. Ce moment est comme un scellé. Désormais, ils seront tous les trois sous l’emprise de cet instant, qui les attache les uns aux autres, qui les fascine.

Le lendemain matin, dans la maison du pendu, ils sont réveillés par l’arrivée des gendarmes. Myriam se met à trembler de tout son corps. Elle songe à s’enfuir.