— Tout va bien se passer, dit Vicente en la retenant fermement par la main, surtout, on reste calme. Les gens nous aiment bien ici.
Vicente a raison. Les gendarmes viennent juste voir de près ces Parisiens dont tout le monde parle. Simple visite de courtoisie, pour vérifier ce qu’on dit dans la région :
— Les Parisiens, ils sont charmants pour des Parisiens.
Pendant que Vicente les accueille, Myriam aide Yves à se cacher. Elle range en vitesse le cabanon mais les gendarmes ne demandent même pas à le visiter. Ils repartent comme ils sont venus, de bonne humeur.
Après leur départ, Myriam ressent une angoisse profonde qu’elle ne parvient pas à calmer. Elle voit désormais des dangers partout autour d’eux. Elle pose mille questions à Madame Chabaud sur les événements de la région.
— Il y a encore eu une arrestation à Apt.
— Des représailles à Bonnieux.
— Il y a des mauvaises nouvelles de Marseille, c’est pire qu’avant.
Myriam veut rentrer à Paris. Vicente organise leur départ.
Assise dans le train, avec sa fausse carte d’identité, elle se sent soulagée de quitter Yves et cette relation qui la déborde. Quand elle sort de la gare de Lyon, l’odeur chaude du goudron et de la poussière l’écœure. Il n’y a plus d’autobus qui circulent dans Paris, et seulement un métro toutes les demi-heures.
Cela fait un an qu’elle n’a pas vu Paris.
Elle ressent un vertige et demande à partir sur-le-champ aux Forges, elle veut aller voir son père et sa mère.
Elle et Vicente prennent le train gare Saint-Lazare. Myriam reste silencieuse, elle sent que quelque chose ne va pas, que quelque chose de terrible l’attend là-bas.
En arrivant devant la maison de ses parents, elle voit sur le sol toutes les cartes qu’elle leur a envoyées depuis un an, pour leur donner de ses nouvelles.
Personne n’est venu les ramasser, personne ne les a lues.
Myriam a l’impression de tomber la tête en arrière.
— Tu veux entrer ? demande Vicente.
Myriam ne peut pas parler, ne peut pas bouger. Vicente essaye d’aller voir ce qu’il peut par les fenêtres.
— La maison a l’air inhabitée. Tes parents ont mis des draps sur les meubles. Je vais toquer chez les voisins, leur demander s’ils savent quelque chose.
Myriam reste de longues minutes sans bouger. Une douleur traverse tout son corps.
— Les voisins ont dit que tes parents sont partis, après l’arrestation de Jacques et Noémie.
— Partis où ?
— En Allemagne.
Chapitre 23
La rumeur court qu’un débarquement des forces alliées est prévu dans les semaines à venir. Pétain est monté à Paris pour s’adresser aux Français depuis les balcons de l’Hôtel de Ville.
« Je suis venu ici pour vous soulager de tous les maux qui planent sur Paris. Je pense à vous beaucoup. J’ai trouvé Paris un peu changé parce qu’il y a près de quatre ans que je n’y étais venu. Mais soyez sûrs que dès que je le pourrai, je viendrai et alors ce sera une visite officielle. Alors, à bientôt j’espère. »
Après avoir achevé son discours, il prend sa voiture pour visiter les blessés qui ont survécu aux frappes aériennes. Les caméras le suivent jusqu’à l’hôpital. Tout est retransmis aux informations. Les journalistes ont choisi de s’installer sur la place de l’opéra Garnier, pour suivre le cortège. Sur le passage de sa voiture, une foule se presse, elle acclame le Maréchal.
Yves débarque à Paris, sans prévenir. Il loue une chambrette au dernier étage d’un vieil immeuble porte de Clignancourt. Sa logeuse lui explique qu’en cas d’attaque, il doit s’éloigner de la fenêtre.
La ligne de métro est directe pour aller chez Myriam et Vicente. Mais Yves réussit quand même à se perdre.
Les choses ne se passent pas comme Yves l’avait prévu. Le trio ne parvient pas à retrouver l’insouciance des journées de l’été. Tout semble si loin à présent. Le couple met Yves à distance, le laissant parfois des jours entiers sans lui donner de nouvelles. Ce dernier ne comprend pas ce qui se passe et supporte très mal ce séjour à Paris. Vicente ne s’intéresse plus du tout à lui et Myriam vient, seulement de temps en temps, lui faire une rapide visite.
Ce n’est pas ce qu’il avait imaginé pour eux trois. Yves ne veut plus sortir de l’appartement, il s’enferme. Et traverse ce que Myriam appellera plus tard une crise mélancolique. La première.
Myriam se rend porte de Clignancourt pour tenter de raisonner Yves. Les temps sont difficiles, Paris est bombardé en vue d’une libération. Myriam finit par lui avouer qu’elle pense être enceinte de son mari. Yves passe une dernière nuit dans sa chambrette. Sensation de solitude définitive. Il rentre à Céreste le lendemain.
Vicente et Myriam n’ont pas dit toute la vérité à Yves.
Ils font partie, depuis leur retour à Paris, des 2 800 agents qui travaillent pour le réseau franco-polonais F2.
Vicente s’est procuré une amphétamine utilisée par les militaires, pour rester éveillé le plus longtemps possible. La drogue annule en lui toute conscience du danger et il s’en sort toujours par miracle. Myriam, elle, a la sensation d’être protégée par sa grossesse, elle prend des risques démesurés.
Lélia n’est encore qu’un fœtus, mais elle goûte sur ses lèvres ce goût acide de la bile que le corps fabrique quand il a peur. Le même goût que Myriam avait connu dans le ventre d’Emma, lorsqu’elle entendait le roulement affolé des battements du cœur de sa mère, bravant les policiers.
Chapitre 24
Les mois passent, avril, mai, juin. Le débarquement a lieu, suivi du soulèvement de Paris. Vicente regarde le ventre de Myriam, proéminence monstrueuse, et se demande ce qui va bien pouvoir en sortir. Une fille ? Oui, il espère une fille. Par la fenêtre, les futurs parents entendent les bruits lointains des combats de Paris, étranges, comme un feu d’artifice.
Le 25 août 1944, après les orages, un ciel de traîne recouvre Paris. Vicente marche vers la place de l’Hôtel de Ville pour assister au discours du général de Gaulle. Mais devant la cohue, il se ravise. Les foules lui font peur, même lorsqu’elles sont du bon côté. Il préfère aller faire un tour Chez Léa.
Pour la première fois, les Français vont apercevoir la silhouette de ce général dont ils n’ont entendu que la voix sur la BBC, cette immense statue de marbre blanc, qui dépasse d’une tête l’assemblée qui se presse autour de lui.
Myriam est toujours sans nouvelles de ses parents, sans nouvelles de son frère et sa sœur. Mais elle continue de croire, d’espérer. Elle répète inlassablement à Jeanine, dans la fatigue des dernières semaines :
— Quand ils reviendront d’Allemagne, leur plus beau cadeau sera de découvrir le bébé.
Quatre mois plus tard, le 21 décembre 1944, jour du solstice d’hiver, naît ma mère Lélia, fille de Myriam Rabinovitch et Vicente Picabia. Elle naît au 6 rue de Vaugirard. Jeanine tient la main de Myriam ce jour-là. Elle sait ce que signifie mettre au monde un enfant, loin des siens, dans un pays traversé par le chaos. Elle a eu un petit garçon, Patrick, né en Angleterre.
Un an plus tôt, lorsque Jeanine avait aperçu au loin la frontière espagnole, la nuit de Noël 1943, elle s’était juré que, si elle s’en sortait vivante, elle ferait un enfant. Elle avait marché dans la direction que lui avait montrée son passeur, puis ses souvenirs étaient confus.