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Elle s’était réveillée en Espagne, dans une prison de femmes, pour être nettoyée, fichée, interrogée par les autorités espagnoles, à la fois sauve et prisonnière. De là, grâce à ses liens avec la Croix-Rouge, elle avait été transférée à Barcelone. Et de Barcelone elle put rejoindre l’Angleterre pour intégrer la section féminine des Forces françaises libres.

À son arrivée à Londres, elle apprit que l’abbé Alesch, cet abbé aux cheveux blancs et au regard rassurant, était en réalité un agent du service de renseignement de l’état-major allemand, rémunéré 12 000 francs par mois pour son travail d’agent double. Prêtre résistant le jour, il vivait la nuit rue Spontini, dans le 16e arrondissement, avec ses deux maîtresses, qu’il entretenait grâce à l’argent de la collaboration. Son travail consistait à encourager les jeunes à entrer dans la Résistance – pour mieux les dénoncer et obtenir des primes.

Jeanine apprit alors la mort de la plupart des membres du réseau, dont Jacques Legrand, son alter ego, déporté à Mauthausen à la suite de la trahison de l’abbé.

À Londres, elle fit la connaissance d’une Bretonne, Lucienne Cloarec. Une jeune fille de Morlaix, qui avait vu son frère fusillé devant ses yeux par les Allemands. Lucienne avait décidé de rejoindre le général de Gaulle. Elle avait embarqué, seule femme au milieu de dix-sept hommes, sur un petit goémonier à voile appelé Le Jean. La traversée avait duré vingt heures. Maurice Schumann, impressionné par la jeune femme, la fit intervenir dans son émission sur la BBC dès son arrivée.

Le général de Gaulle décida que Lucienne Cloarec et Jeanine Picabia seraient les deux premières femmes médaillées de la Résistance, par décret du 12 mai 1943.

Peu de temps après, Jeanine tomba enceinte. Elle avait promis.

De retour à Paris, Jeanine et son fils Patrick sont logés au Lutetia. L’hôtel, repris aux Allemands par les Forces françaises libres, accueille dans un premier temps des personnalités importantes de la Résistance. Jeanine y trouve quelques semaines de repos avec son nouveau-né. La chambre est située dans l’une des tourelles rondes, coiffée d’une poivrière. Le chat de Jeanine aime se loger sur le rebord de la fenêtre en œil-de-bœuf. La jeune femme trouve sa chambre si somptueuse qu’elle propose à son frère Vicente de prendre en charge la petite Lélia.

Elle devine que le couple ne s’entend plus très bien depuis la naissance du bébé.

Chapitre 25

Maman,

Je suis assise à l’arrière de ta petite Renault 5 blanche, j’ai 6 ou 7 ans peut-être, on traverse le boulevard Raspail et tu me montres un immense hôtel, un palace, en me disant que tu y as passé les premiers mois de ta vie. J’approche mon visage de la vitre, je regarde ce bâtiment qui me semble aussi grand que tout le sixième arrondissement. Et je me demande comment c’est possible que ma mère ait vécu dans cet endroit-là. C’est une énigme de plus, un rébus qui vient s’ajouter à tous ceux qui jalonnent ma vie d’enfant.

Je t’ai imaginée courir dans les couloirs aux épaisses moquettes couleur crème, et chaparder des gâteaux frais sur des charriots pour les manger en cachette. Exactement comme dans un album que tu me lisais quand j’étais petite.

Mais maman, avec toi, les histoires étranges du passé n’étaient jamais des contes pour enfants, elles étaient bien réelles, elles avaient existé. Et bien que je connaisse aujourd’hui les circonstances qui t’ont amenée à passer les premiers mois de ta vie au Lutetia, bien que je sache que ton enfance fut ensuite marquée par l’absence de confort matériel, il me reste gravée en moi une image. Fausse et réelle à la fois. L’image fantasmée d’avoir une mère qui apprend à marcher dans les couloirs d’un palace. A.

Chapitre 26

Au début du mois d’avril 1945, le ministère des Prisonniers de guerre, Déportés et Réfugiés, est chargé d’organiser le retour de plusieurs centaines de milliers d’hommes et de femmes sur le territoire français. On réquisitionne les grands bâtiments parisiens. Sont mobilisés la gare d’Orsay, la caserne de Reuilly, la piscine Molitor, les grands cinémas, le Rex, le Gaumont Palace. Et le Vélodrome d’Hiver. (Il n’existe plus aujourd’hui. Le Vel d’Hiv fut détruit en 1959. L’année précédente, il avait accueilli un centre de rétention de Français musulmans d’Algérie, sur ordre du préfet Maurice Papon.)

Au départ, le Lutetia ne fait pas partie des bâtiments réquisitionnés par le ministère. Mais, très vite, on se rend compte qu’il faut entièrement repenser l’organisation. Le général de Gaulle décide alors que l’hôtel doit mettre à disposition des déportés ses trois cent cinquante chambres. Il s’agit d’organiser leur prise en charge sanitaire avec des médecins, structurer des espaces à l’intérieur de l’hôtel, pour créer des infirmeries avec du matériel en nombre suffisant.

De Gaulle met à disposition des voitures taxis qui devront chercher des infirmières à la fin de leur service afin de les conduire au Lutetia. Les étudiants en médecine viendront donner un coup de main ainsi que les assistantes sociales. La Croix-Rouge est présente, avec d’autres organisations, dont les scouts qui auront pour mission de passer les messages en arpentant toute la journée les gigantesques couloirs du palace. Ils seront encadrés par les auxiliaires féminines de l’armée de terre.

L’établissement va devoir fournir des repas quotidiens à toute heure du jour et de la nuit, non seulement pour les arrivants, mais aussi pour le personnel soignant et encadrant. Six cents personnes vont travailler à l’accueil des déportés. Les cuisines du Lutetia vont devoir fournir jusqu’à cinq mille couverts par jour, ce qui signifie une organisation du ravitaillement et du stockage des denrées. Les séquestres du marché noir viendront approvisionner les caves du Lutetia. Chaque jour, la police distribuera la nourriture saisie en contrebande. Mais aussi des vêtements et des chaussures. Les camionnettes feront des allers-retours quotidiens entre les dépôts de confiscation et l’hôtel.

Il faut aussi organiser l’accueil des familles qui vont bientôt venir se présenter, en masse, devant les portes tournantes du palace, avec l’espoir de retrouver un fils, un mari, une femme, un père ou des grands-parents. L’idée est de mettre en place un système de fiches, qui seront exposées dans le hall de l’hôtel. Toutes les familles concernées déposeront une feuille cartonnée avec des photographies de leurs proches disparus, et des renseignements qui permettront de les identifier – ainsi que leurs coordonnées.

Tout le long du boulevard Raspail, on récupère les panneaux des élections municipales qui doivent avoir lieu à partir du 29 avril 1945. Deux douzaines de panneaux, constitués de planches de bois clouées les unes sur les autres. Ils sont installés dans le hall d’entrée du Lutetia, jusqu’au grand escalier. Petit à petit ils seront recouverts de dizaines de milliers de fiches, rédigées à la main, avec des photographies et des informations nécessaires aux retrouvailles des familles.

Il faut aussi organiser les bureaux d’accueil et de sélection.

Le ministère des Prisonniers de guerre estime que les formalités d’accueil dureront entre une et deux heures. Le temps d’établir des listes administratives, de donner quelques soins à l’infirmerie, des tickets de ravitaillement ainsi que des bons de transport pour que ceux qui reviennent d’Allemagne puissent rentrer chez eux, en train ou en métro pour les Parisiens. Les arrivants recevront des cartes de déportés, ainsi qu’un peu d’argent.