Le 26 avril, tout est prêt. Le jour de l’ouverture de l’hôtel, Jeanine vient donner un coup de main car les organisateurs ont besoin d’aide.
Mais les choses ne se passent pas comme le ministère l’avait prévu. Ceux qui reviennent sont dans un état indescriptible. L’accueil n’est pas adapté. Personne n’avait imaginé une chose pareille.
— Comment c’était ? demande Myriam, quand Jeanine rentre rue de Vaugirard, après la première journée.
Jeanine ne sait pas quoi répondre.
— Eh bien, explique Jeanine. On ne s’attendait pas à ça.
— À quoi ? demande Myriam. Je veux venir avec toi.
— Attends un peu, que les choses s’organisent…
Les jours suivants, Myriam insiste.
— Ce n’est pas le moment. On a eu deux morts du typhus le premier jour. Une femme de chambre et le jeune scout qui tenait le vestiaire.
— Je ne m’approcherai pas des gens.
— Dès que tu rentres dans l’hôtel, tu reçois une volée de poudre. Ils passent tout le monde au DDT. Je ne crois pas que ce soit très recommandé pour ton lait.
— Je ne rentrerai pas à l’intérieur, j’attendrai dehors.
— Tu sais, ils lisent les listes de ceux qui rentrent chaque jour, à la radio. C’est mieux pour toi de les écouter ici plutôt que de te mettre dans la foule.
— Je veux déposer une fiche à l’entrée de l’hôtel.
— Alors donne-moi des photos et les renseignements, j’irai la remplir pour toi.
Myriam regarde fixement Jeanine :
— Pour une fois, c’est toi qui vas m’écouter. Demain, j’irai au Lutetia. Et personne ne pourra m’en empêcher.
Chapitre 27
Sous le soleil de Paris, un autobus à plateforme traverse la Seine argentée qui ouvre ses cuisses sur la place Dauphine, l’autobus prend le pont des Arts où la beauté des femmes vous saute à la gorge avec leur rouge à lèvres écarlate et leurs ongles hautains, et les automobiles vont et viennent dans tous les sens, et leurs chauffeurs fument, l’avant-bras posé sur le rebord de la vitre tandis que les soldats américains se promènent, ils regardent les Françaises, leurs talons haut les cœurs et des anneaux fins à chaque doigt, les robes à fleurs cintrées font pointer leurs tétons, l’air de la capitale est plus doux de jour en jour, les tilleuls font de l’ombre sur les trottoirs, les enfants rentrent de l’école, cartable sur le dos. L’autobus suit son trajet, de la rive droite à la rive gauche, de la gare de l’Est à l’hôtel Lutetia, et tous, les automobilistes pressés de rentrer, les commerçants sur le pas de leur boutique, les passants avec leurs préoccupations de passants, tous s’arrêtent en voyant apparaître pour la première fois, à l’intérieur des bus, ces êtres aux arcades sourcilières saillantes, aux regards étranges. Et des bosses sur leurs crânes rasés.
— Ils ont fait sortir les fous de l’hôpital d’aliénés ?
— Non, ce sont les vieillards qui rentrent d’Allemagne.
Ce ne sont pas des vieillards, ils ont pour la plupart entre 16 et 30 ans.
— Ils ne font rentrer que les hommes ?
Il y a des femmes aussi, mais sans leurs cheveux, leurs corps décharnés, elles ne sont plus reconnaissables. Certaines ne pourront plus jamais avoir d’enfants.
Les trains venus de l’Est arrivent heure après heure, dans les différentes gares de Paris – parfois il y a aussi des avions au Bourget ou à Villacoublay. Le premier jour, sur le quai, une fanfare a accueilli les déportés, en grande pompe, avec Marseillaise, uniformes, et tous les cuivres. On a d’abord fait descendre ceux qui rentraient des camps d’extermination, puis les prisonniers de guerre et, en dernier, les travailleurs du STO. Le premier jour.
À la sortie du train, on les fait monter dans des autobus, les mêmes qui, quelques mois auparavant, avaient transporté les raflés vers les camps de transit, juste avant les trains à bestiaux.
— Mais il n’y a pas vraiment d’autres solutions, leur dit-on.
Les déportés se tiennent debout à l’intérieur, collés les uns contre les autres, ils regardent par la fenêtre défiler les rues de la capitale. Certains découvrent Paris pour la première fois.
Sur leur passage, ils voient les yeux des Parisiens se figer, les passants et les automobilistes quitter leurs préoccupations pendant quelques secondes, pour se demander d’où viennent ces êtres aux crânes rasés en pyjamas rayés qui font irruption dans la ville. Comme des entités venant d’un autre monde.
— Vous avez vu les autobus des déportés ?
— Ils auraient pu les laver.
— Pourquoi ils ont des costumes de bagnards ?
— Il paraît qu’on leur donne de l’argent à leur arrivée.
— Alors ça va.
Et la vie reprend.
Au feu rouge, un vieux monsieur abasourdi par cette vision d’horreur tend le paquet de cerises rouges et juteuses qu’il tient dans la main. Le vieux monsieur le lève vers la fenêtre de l’autobus et des dizaines de bras maigres comme des bâtons, aux doigts filandreux, se jettent sur les cerises qui s’envolent dans les airs.
— Il ne faut pas nourrir les déportés ! crie la dame de la Croix-Rouge. Leur estomac ne tiendra pas !
Les déportés savent bien que c’est comme un poison pour leurs entrailles – mais la tentation est trop forte.
Et l’autobus redémarre, vers la rive gauche et la place Saint-Michel, le boulevard Saint-Germain. Et les cerises ne tiennent pas aux ventres et dégoulinent de l’autre côté.
— Ils pourraient se comporter plus poliment, se dit un passant.
— Ils pourraient manger plus proprement, pense un autre.
— Ils sentent vraiment très mauvais, ils pourraient se laver.
Chapitre 28
Il y en a un qui n’a pas voulu monter dans l’autobus parce qu’il l’a reconnu, c’est exactement le même autobus qui l’avait conduit de Paris à Drancy. Alors il s’est échappé sur le côté de la gare, avant la sortie des voyageurs, du côté de la rue d’Alsace. Maintenant il ne sait plus très bien où il se trouve, il est perdu.
— Ça va, monsieur, vous avez besoin d’aide ? demande un passant.
Il fait non de la tête, il ne veut surtout pas qu’on vienne l’aider à remonter dans l’autobus. Et les gens, gentils, bien attentionnés, s’arrêtent en ronde autour de lui.
— Vous n’avez pas l’air bien, monsieur.
— Attention, il ne faut pas le brusquer.
— Je vais prévenir un gendarme.
— Monsieur, vous parlez français ?
— Il faudrait lui donner à manger.
— Je vais lui acheter quelque chose, je reviens.
— Vous avez vos papiers ? demande le gendarme qui a été appelé.
L’homme est effrayé par l’uniforme. Pourtant le gendarme est gentil, il se dit qu’il faudrait l’emmener à l’hôpital, le pauvre homme. Il n’a jamais vu personne dans un état pareil.
— Monsieur, suivez-moi, on va vous emmener dans un endroit pour vous soigner. Vous n’auriez pas votre carte de rapatrié ?
L’homme pense en lui-même qu’il n’a plus de papiers depuis longtemps, plus d’argent, plus de femme et plus d’enfant, plus de cheveux non plus et plus de dents. Il a peur de ces gens qui l’entourent et qui le regardent. Il se sent coupable d’être là, coupable d’avoir survécu à sa femme, à ses parents, à son fils de 2 ans. Et à tous les autres. Des millions d’autres. Il a l’impression d’avoir commis une injustice et il a peur que tous ces gens lui jettent des pierres et que le gendarme l’emmène en prison devant un tribunal avec d’un côté des SS et de l’autre sa femme morte, ses parents morts, son fils mort. Et les millions d’autres morts. Il voudrait avoir la force de courir parce que la matraque du gendarme lui fait mal rien que de la regarder, mais il n’en a pas la force. Il se souvient qu’un jour, il y a longtemps, il est venu ici, dans ce quartier, il sait qu’un jour lui aussi était habillé comme tous ces gens, qu’il avait des cheveux sur la tête et des dents dans la bouche, mais il se dit que jamais il ne réussira à redevenir comme eux. Un passant est allé gentiment dans une épicerie à côté, il a expliqué « c’est pour un revenant qui meurt de faim, il n’a plus de dents », alors le commerçant a pensé à du yaourt, et il a ajouté « je ne fais pas payer le yaourt, c’est normal, il faut bien les aider », et le passant donne le yaourt au déporté, qui perfore son estomac, parce que c’est une nourriture trop lourde pour lui qui ne tenait plus qu’à un fil, après avoir été évacué d’Auschwitz par les SS en janvier, trois mois déjà, après avoir échappé aux derniers massacres, aux marches de la mort, aux marches forcées dans la neige sous les coups des escorteurs de colonnes, aux nouvelles humiliations, au chaos de l’effondrement du régime, aux voyages dans les mêmes trains à bestiaux, à la faim, à la soif, à la lutte pour survivre jusqu’au retour, un combat presque impossible pour son corps au bout de l’épuisement, alors son cœur s’arrête de battre là, le jour de son arrivée, sur le trottoir gris de Paris, en bas des escaliers de la rue d’Alsace, après des semaines de lutte. Son corps est si léger qu’il tombe en se repliant sur lui-même, tout doucement, comme une feuille morte, il touche le sol au ralenti sans faire de bruit.