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Les Pessahs en Palestine ne ressemblent pas à ceux de Russie. Les couverts d’argent ont laissé place à de vieilles fourchettes aux dents tordues. Ephraïm regarde son père dépoussiérer les Haggadahs qui se salissent d’année en année. Néanmoins il ne peut s’empêcher d’être attendri en voyant ses filles lire tant bien que mal le récit de la sortie d’Égypte, sur des livres trop grands pour leurs petites mains.

— Pessah en hébreu, explique Nachman, signifie passer par-dessus. Parce que Dieu passa au-dessus des maisons juives pour les épargner. Mais il signifie aussi un passage, passage de la mer Rouge, passage du peuple hébreu devenu peuple juif, passage de l’hiver au printemps. C’est une renaissance.

Du bout des lèvres, Ephraïm répète les paroles de son père, qu’il connaît par cœur. Il les a entendues tous les ans, les mêmes mots, les mêmes phrases, depuis presque quarante ans.

— Quarante ans bientôt… s’étonne Ephraïm.

Ce soir-là, son esprit lui donne rendez-vous avec le souvenir de sa cousine. Aniouta. Jamais il ne prononce son prénom à voix haute.

— Mah Nichtana ? Qu’y a-t-il de changé ? En quoi cette nuit diffère-t-elle des autres nuits ? Nous étions esclaves du Pharaon en Égypte…

Ces questions posées par les enfants font divaguer Ephraïm. Soudain il a peur, peur de mourir dans ce pays sans avoir accompli son destin. Cette nuit-là, il ne parvient pas à dormir. La mélancolie le gagne. Elle devient un paysage mental dans lequel il se promène, parfois des jours entiers. Il a l’impression que sa vie, sa véritable vie, n’a jamais commencé.

Il reçoit des lettres de son frère qui aggravent son mal.

Emmanuel est plus heureux que jamais. Il a déposé un dossier de naturalisation française grâce au soutien de Jean Renoir qui lui a écrit une lettre de recommandation. Il tourne dans ses films et commence à percer. Il habite avec sa fiancée, la peintre Lydia Mandel, au 3 rue Joseph-Bara, dans le 6e arrondissement, entre la rue d’Assas et la rue Notre-Dame-des-Champs, tout près du quartier Montparnasse. En lisant ces lettres, Ephraïm a l’impression d’entendre, au loin, les sons joyeux d’une fête où son frère s’amuse sans lui.

Emma remarque que le comportement d’Ephraïm a changé. Elle interroge la Rebbetzin de la synagogue.

— Ce n’est pas de ta faute si ton mari est troyerik. C’est à cause de l’air de ce pays : il est comme un animal, déplacé sous une latitude qui ne correspond pas à son tempérament. Tu ne pourras rien y faire tant que vous vivrez ici.

— Pour une fois que la femme du rabbin ne dit pas de bêtise, confirme Ephraïm. Elle a raison, je n’aime pas ce pays. L’Europe me manque.

— Très bien, répond Emma. Allons nous installer en France.

Ephraïm prend le visage d’Emma dans ses mains et embrasse vigoureusement ses lèvres. Surprise, elle rit, d’un rire qui n’avait pas résonné dans sa gorge depuis longtemps. Le soir même, Ephraïm se remet à étudier ses plans sur la table de la cuisine. Pour conquérir Paris, il n’arrivera pas les mains vides, mais avec une invention : une machine à boulange qui accélère le processus de levée de la pâte à pain. Paris n’est-elle pas la capitale de la baguette ? Désormais, il ne pense qu’à ses projets. Ephraïm redevient ce brillant ingénieur capable de travailler sur son brevet des nuits entières sans se fatiguer.

Ce jour de juin 1929, Emma cherche ses filles pour leur annoncer la nouvelle. Elle les aperçoit au loin, marchant l’une derrière l’autre, comme deux petites gymnastes en équilibre, sur le muret en terre blanche qui sert à guider l’eau miraculeuse du lac de Tibériade. Emma prend Myriam et Noémie à part, sous le hangar des oranges. Leur odeur brillante de pétrole est si puissante qu’elle imprègne les cheveux des fillettes jusqu’au soir, où leur parfum continue de flotter dans la chambre à coucher.

Emma déplie l’un des papiers d’agrume, avec le dessin d’un bateau rouge et bleu.

— Vous voyez ce bateau qui transporte nos oranges vers l’Europe ? demande Emma à ses filles. Eh bien nous allons le prendre ! Cela va être passionnant de découvrir le monde.

Puis Emma prend une des oranges dans sa main.

— Imaginez que c’est le globe terrestre !

Sous les yeux de ses filles, elle enlève l’écorce par petits bouts, pour dessiner la terre et les océans.

— Vous voyez, nous sommes là. Et… nous allons… aller… là ! En France ! À Paris !

Emma prend un clou qu’elle plante dans la chair de l’orange.

— Regardez, c’est la tour Eiffel !

Myriam écoute sa mère, attentive à ces mots nouveaux : Paris, la France, la tour Eiffel. Mais, sous le discours sémillant, elle comprend.

Il va falloir partir. De nouveau partir. C’est ainsi. Myriam s’est habituée. Elle sait que, pour ne pas souffrir, il suffit de marcher droit devant soi et ne jamais, jamais, se retourner.

La petite Noémie se met à pleurer. Il est terrible pour elle de quitter ses grands-parents, dieux mythiques de ce paradis peuplé d’oliviers et de dattiers, où, dans leurs jambes, elle fait des siestes à l’ombre des grenadiers.

— Tout est prêt papa, dit Ephraïm à son père. Emma passera l’été en Pologne, avant de me rejoindre à Paris. Elle n’a pas vu sa famille depuis longtemps et elle veut leur présenter Itzhaak. Pendant ce temps, je me rendrai en France en éclaireur pour préparer l’arrivée des filles et nous trouver un logement.

Nachman secoue sa barbe de coton, de droite à gauche. Ce départ est une très mauvaise idée.

— Que crois-tu gagner en allant à Paris ?

— La fortune ! Avec ma machine à pain.

— Personne ne voudra de toi.

— Papa… ne dit-on pas « Heureux comme un Juif en France » ? Ce pays a toujours été bon avec nous. Dreyfus ! Le pays entier s’est levé pour défendre un petit Juif inconnu !

— Seulement la moitié d’un pays, mon fils. Pense à l’autre moitié…

— Arrête… dès que j’aurai assez d’argent, je vous ferai venir.

— Non merci. Besser mit un klugn dans gehenem eyder mit un nar dans ganeydn… Mieux vaut être un sage en enfer qu’un imbécile au paradis.

Chapitre 8

Emma et Ephraïm se retrouvent sur le port de Haïfa, à l’endroit même où ils avaient débarqué cinq ans auparavant. Ils ont un enfant de plus et quelques cheveux blancs. Emma a pris des hanches et de la poitrine, Ephraïm est devenu maigre comme une ficelle. Ils ont vieilli et leurs habits sont usés. Qu’importe, ce départ leur donne l’impression d’avoir de nouveau 20 ans.

Ephraïm embarque pour Marseille, d’où il rejoindra Paris. Et Emma pour Constanza, direction la Pologne.

La famille d’Emma s’émerveille devant Itzhaak, le petit garçon qu’ils ne connaissaient pas. Maurice, son grand-père, lui apprend à marcher sur le magnifique perron en pierre de taille où grimpent les lierres. Emma décide que, désormais, on appellera Itzhaak « Jacques » – ça sonne chic et français.

— Il faut que tu saches que tous les personnages de cette histoire ont plusieurs prénoms et plusieurs orthographes. Il m’a fallu du temps pour comprendre, à travers les lettres que je lisais, qu’Ephraïm, Fédia, Fedenka, Fiodor et Théodore étaient… une seule et même personne ! Écoute-moi bien, c’est seulement au bout de dix ans que j’ai réalisé que Borya n’était pas une cousine Rabinovitch. Mais que Borya était Boris ! Bon, ne t’inquiète pas, je vais te faire une liste avec les équivalents, que tu puisses t’y retrouver. Vois-tu, à travers les siècles, les Juifs de Russie ont attrapé quelques caractéristiques de l’âme slave. Ce goût pour les changements de prénoms… et bien sûr, le refus de renoncer à l’amour. L’âme slave.