Chapitre 29
L’autobus en provenance de la gare de l’Est arrive devant l’entrée du Lutetia, une foule se presse, et Myriam qui ne comprend rien suit le mouvement… Un vélo lui roule sur le pied mais personne ne lui demande pardon. Elle entend prononcer des noms de ville pour la première fois, des mots qu’elle ne connaissait pas, Auschwitz, Monowitz, Birkenau, Bergen-Belsen.
Soudain l’autobus à plateforme ouvre ses portes, les déportés ne peuvent pas descendre tout seuls, ils sont aidés par les scouts venus les escorter jusqu’à l’hôtel, pour certains d’entre eux, on fait venir des civières.
La foule des familles qui attendait se précipite sur eux. Myriam s’indigne de l’impudeur de ceux qui, le regard désespéré, se jettent sur les nouveaux arrivants pour brandir des photographies.
— Vous le reconnaissez ? C’est mon fils.
— Vous l’avez peut-être connu ? C’est mon mari, il est grand avec les yeux bleus.
— Sur cette photo ma fille a 12 ans, mais elle en avait déjà 14 quand ils me l’ont prise.
— Vous venez d’où ? Vous avez entendu parler de Treblinka ?
Mais Myriam observe que ceux qui descendent des autocars demeurent silencieux. Ils ne peuvent pas répondre. Ils ont à peine la force de se parler silencieusement à eux-mêmes. Comment raconter ? Personne ne les croirait.
— Votre enfant a été mis dans un four, madame.
— Votre père a été attaché nu à une laisse comme un chien. C’était pour rire. Il est mort fou. De froid.
— Votre fille est devenue la prostituée du Lager et ensuite ils ont ouvert son ventre pour faire des expériences quand elle est tombée enceinte.
— Quand ils ont su que tout était perdu, les SS ont mis toutes les femmes nues et les ont jetées par la fenêtre. Ensuite nous avons dû les empiler.
— Aucune chance de survie, vous ne les reverrez jamais.
Qui peut courir le risque de parler et de ne pas être cru ? Et qui peut prononcer ces phrases à ceux qui attendent ? Il faut avoir pitié. Certains vont même jusqu’à donner de l’espoir :
— La photo de votre mari me dit quelque chose. Oui, il est vivant.
Myriam entend cette phrase dans la foule qui se précipite dans les portes tambour de l’entrée du palace :
— Ils sont encore dix mille à attendre, là-bas, ne vous inquiétez pas, ils vont revenir.
Les déportés savent que cette perspective est dérisoire. Mais l’espoir est la seule chose qui les a faits survivre dans les camps. L’un des déportés est bousculé par une femme qui semble ne pas se rendre compte de la fatigue de celui à qui elle demande s’il a connu son mari. Une infirmière de la Croix-Rouge doit intervenir.
— Laissez passer les rapatriés. Mesdames, messieurs, s’il vous plaît, vous allez les tuer à les bousculer ainsi. Vous rentrerez plus tard. Laissez-les passer !
Les déportés sont emmenés vers un établissement d’hydrothérapie réquisitionné en face du square Récamier. Pour s’y rendre, ils doivent passer par la pâtisserie du Lutetia, qui fait l’angle entre le boulevard Raspail et la rue de Sèvres. Les étalages vides de gâteaux voient défiler les déportés. Qui sont déshabillés de leurs pyjamas rayés pour être désinfectés. Leurs objets sont consignés dans des sacs plastique qu’ils portent autour du cou. C’est là, souvent, qu’a lieu le passage à la poudre DDT, qui tue les poux porteurs du typhus. Les déportés doivent se présenter nus face à des hommes en tenue de caoutchouc, avec des gants de protection, et dans leurs dos des bidons avec la fameuse poudre. On la projette sur eux par de longs tuyaux. Un traitement difficile à supporter. Mais on leur explique qu’il n’y a pas vraiment d’autre solution.
Une fois qu’ils ont été désinfectés et lavés, on leur donne des habits propres. Puis ils doivent se rendre dans les bureaux du premier étage, afin d’être interrogés, dans le but de repérer, parmi eux, les « faux » déportés.
D’anciens collaborateurs du régime de Vichy, pour fuir les représailles, se cachent parmi ceux qui reviennent, dans l’espoir de changer d’identité. Ils veulent échapper aux assassinats de vengeance qui ont lieu dans toute la France, passer entre les mailles du filet de l’épuration qui se met en place, avec les tribunaux d’exception. Quelques miliciens français se font tatouer un faux matricule sur l’avant-bras gauche, pour faire croire qu’ils reviennent d’Auschwitz. Ils se faufilent parmi les déportés au moment où ils sortent de la gare, juste avant de monter dans les autobus pour le Lutetia.
Afin de traquer les imposteurs, le ministère des Prisonniers de guerre, Déportés et Réfugiés, demande aux bureaux de contrôle installés à l’intérieur du palace de mettre en place une surveillance active. Ce qui signifie que chaque déporté subit un interrogatoire, afin de vérifier qu’il s’agit bien d’un « vrai » déporté. Pour certains, cette nouvelle épreuve est ressentie comme une humiliation.
Les interrogatoires sont difficiles à mener, car ceux qui ont survécu aux camps sont si déboussolés qu’ils ne peuvent plus parler, leur esprit s’embrouille, ils s’accrochent à des détails insignifiants et sont incapables de donner des informations précises. Tandis que les usurpateurs d’identités réussissent à construire des récits très structurés, avec des souvenirs volés à d’autres.
Souvent cela tourne mal, parce que les déportés ne supportent pas cette confrontation avec la police française, qu’ils jugent brutale.
— Qui êtes-vous pour me poser des questions ?
— Et pourquoi ça recommence, les interrogatoires ?
— Laissez-moi tranquille !
Les réactions sont parfois violentes dans les bureaux de procédure d’accueil. Des hommes renversent les tables. Des femme se lèvent en pointant du doigt leurs interrogateurs.
— Je me souviens de vous ! Vous m’avez torturée !
Lorsqu’un imposteur est démasqué, on l’enferme dans une chambre du Lutetia. Un garde armé le surveille. À dix-huit heures, un fourgon de police vient le récupérer pour qu’il soit jugé.