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Une fois l’interrogatoire terminé, les « vrais » déportés reçoivent des papiers, ainsi qu’une somme d’argent, et des bons de transport gratuits pour les autobus et le métro. Puis ils sont reçus dans l’hôtel où ils pourront se reposer quelques jours. Ils peuvent s’en remettre aux « petites bleues » qui vont et viennent, les femmes du corps volontaire féminin qui assurent la gestion de l’accueil et des étages. Le premier est réservé à l’administration, au-dessus il y a l’infirmerie et ensuite les chambres jusqu’au septième. Le troisième est entièrement réservé aux femmes.

— Ne vous inquiétez pas, les chambres sont très bien chauffées.

Les radiateurs sont allumés même en plein été car les corps décharnés ont froid sans cesse.

— Ils ont préféré dormir par terre, alors qu’ils ont des lits bien confortables, c’est étrange quand même.

Les déportés s’allongent sur les tapis parce qu’ils ne réussissent plus à être dans un lit. Souvent ils sont à plusieurs, les uns contre les autres, pour trouver le sommeil. Tous se sentent humiliés, avec leurs crânes rasés, les abcès et les phlegmons qui infectent leurs peaux. Ils savent qu’ils font peur. Ils savent que c’est une souffrance de les regarder.

Dans la majestueuse salle à manger de l’hôtel Lutetia, les palmiers en pot mettent en valeur les lignes symétriques des pierres de taille, les vitraux monumentaux et les colonnes ornementales, toute la virtuosité de l’Art déco au service du luxe et de la géométrie.

Le repas est servi, les déportés sont regroupés autour des tables, ils n’ont pas mangé dans une assiette depuis si longtemps, depuis le temps d’un monde qui leur semble n’avoir jamais existé. Les gobelets argentés contiennent une eau potable. Cela aussi, ils ont oublié.

Sur chaque table, des vases ont été disposés avec un joli bouquet d’œillets bleus, blancs, et rouges. L’ambassadeur du Canada en France et sa femme ont fait venir de leur pays du lait, et des confitures pour les déportés.

Un homme sans âge, la tête penchée en avant, décrochée de son cou, regarde attentivement les plats de viande disposés devant lui. Il est habitué à voler sa nourriture, à « l’organiser » comme on disait au camp, alors il ne sait plus s’il a le droit de s’asseoir et demande sans cesse la permission à une petite bleue. Ces femmes volontaires sont parfois démunies, certains déportés ne parlent plus que l’allemand, d’autres répètent sans cesse leur numéro de matricule.

— Vous ne pouvez pas emporter ce couteau, monsieur.

— J’en ai besoin, pour aller tuer la personne qui m’a dénoncé.

Chapitre 30

Myriam réussit à entrer dans le Lutetia par les portes tambour, bousculée par d’autres qui piétinent comme elle. Elle cherche le panneau « Renseignement aux familles » et découvre sous les grands escaliers les panneaux recouverts de centaines de fiches, avec des centaines de lettres de recherche, et des centaines de photographies de mariages, de vacances heureuses, de repas de famille, de portraits de soldats en pied. Elles tapissent le hall de l’hôtel, du sol au plafond. On dirait que les murs pèlent des feuilles de papier.

Myriam s’approche, en même temps que les déportés qui viennent d’arriver, attirés par ces photographies du monde d’avant, enfoui sous les cendres. Leurs yeux regardent, mais ne semblent plus comprendre ce que signifient ces images. Ils ne sont même pas sûrs de pouvoir se reconnaître eux-mêmes sur les portraits affichés.

— Comment savoir que j’ai été cet homme-là ?

Myriam s’éloigne du panneau pour laisser la place à d’autres, elle cherche le bureau des renseignements quand un homme affolé lui attrape le bras, il l’a prise pour une des femmes bénévoles qui aident les familles.

— Excusez-moi, j’ai retrouvé ma femme, elle s’est endormie dans mes bras et je n’arrive plus à la réveiller.

Myriam explique qu’elle ne travaille pas ici, qu’elle est venue chercher des gens elle aussi. Mais l’homme insiste, venez, venez, dit-il sans lui lâcher le bras.

En voyant la femme, assise sur le fauteuil, Myriam comprend qu’elle ne dort pas. Ce n’est pas la seule à mourir ici, ils sont des dizaines par jour, dont le corps épuisé ne résiste pas à l’émotion des retrouvailles et du retour.

Myriam s’éloigne pour faire la queue devant le bureau des renseignements. À côté d’elle, un couple de Français tient dans leurs bras une enfant polonaise qu’ils ont cachée pendant toute la guerre. Elle avait 2 ans quand ils l’ont recueillie. Maintenant elle en a 5, et parle parfaitement le français, avec l’accent parisien. Ils sont venus au Lutetia parce qu’ils ont entendu le nom de sa mère dans les listes diffusées à la radio française.

Mais devant cette femme filiforme, tondue, la petite fille ne reconnaît pas sa maman. Elle est soudain prise d’une terrible panique, elle se met à pleurer, elle ne veut pas de cette femme-là qui ressemble à un cauchemar. La petite fille hurle dans le hall de l’hôtel, en s’accrochant aux jambes de celle qui n’est pas sa mère.

Au bureau des renseignements, Myriam n’apprend rien du tout, on lui donne une fiche à remplir et on lui dit d’attendre ensuite les listes diffusées à la radio. On lui déconseille de venir tous les jours.

— Ça ne sert à rien.

Myriam s’approche d’un groupe qui, dans un coin du hall, a l’air d’être des habitués. Eux, ils viennent tous les jours, s’échangent des informations et les rumeurs qui circulent.

— Les Russes ont confisqué des déportés français.

— Ils ont pris les médecins et les ingénieurs.

— Des fourreurs et des jardiniers aussi.

Myriam pense à son père ingénieur, à ses parents qui parlent russe. S’ils ont été mobilisés là-bas, cela pourrait expliquer leur absence des listes de retour.

— Mon mari est médecin. Je suis sûre aussi qu’ils l’ont gardé.

— On dit qu’au moins cinq mille personnes sont parties en Russie.

— Mais comment se renseigner ?

— Vous avez demandé au bureau ?

— Non. Ils ne veulent plus me recevoir.

— Essayez, vous ! Avec les nouvelles têtes, ils sont plus aimables.

— Ils sont bien quelque part, tous ces gens.

— Il faut être patient, on va les rapatrier.

— Vous savez ce qui est arrivé à Madame Jacob ?

— Son mari était sur la liste des morts du camp de Mauthausen.

— Quand elle a lu son nom, elle s’est effondrée.

— Et puis trois jours plus tard, on frappe à la porte, elle ouvre.

— Son mari est devant elle. Il y avait eu une erreur.

— Ce n’est pas la seule. Rien n’est jamais perdu, vous savez.

— On dit qu’en Autriche, il y a un camp où l’on met ceux qui ont tout oublié.

— En Autriche, vous dites ?

— Mais non, c’est en Allemagne.

— Ils ont fait des photographies des personnes concernées ?

— Non, je ne crois pas.

— Comment savoir, alors ?

Myriam dépose sa fiche dans le hall d’entrée. Comme elle n’a pas de photographies de sa famille, puisque tous les albums sont aux Forges, elle écrit en grand leurs prénoms, pour qu’ils puissent tout de suite les repérer au milieu des dizaines, des centaines, des milliers de fiches qui volètent dans l’entrée. EPHRAÏM EMMA NOÉMIE JACQUES. Puis elle signe et inscrit son adresse, rue de Vaugirard, chez Vicente, pour que ses parents sachent où la trouver.

Debout sur la pointe des pieds, pour punaiser sa fiche en hauteur, Myriam a les bras tendus, presque en déséquilibre. À côté d’elle, un homme debout la regarde, avec sur les lèvres un drôle de sourire.