— J’ai appris sur une liste que j’étais mort, finit-il par dire.
Myriam ne sait pas quoi lui répondre. Maintenant que sa fiche est accrochée, elle prend la direction de la sortie, quand une femme l’attrape par l’épaule.
— Regardez, c’est ma fille.
Myriam se retourne, elle n’a pas le temps de répondre que la dame lui tend une photo, si près de ses yeux qu’elle ne peut rien voir.
— Elle était un peu plus vieille que sur la photo quand ils l’ont arrêtée.
— Excusez-moi, dit Myriam. Je ne sais pas…
— Je vous en supplie, aidez-moi à la retrouver, dit la dame dont les joues se couvrent de plaques rouges.
La femme prend Myriam par le bras, avec force, pour lui chuchoter :
— J’ai beaucoup d’argent à vous proposer.
— Lâchez-moi ! crie Myriam.
En sortant de l’hôtel, elle voit le groupe des habitués s’agiter, ils ont pris leurs affaires et se précipitent dans le métro. Myriam les suit pour comprendre ce qui se passe. Ils lui apprennent que par une erreur d’aiguillage, une quarantaine de femmes qui devaient être emmenées au Lutetia a été envoyée à la gare d’Orsay. Quarante femmes, c’est beaucoup. Et Myriam sent que Noémie sera parmi elles – elle prend le métro avec eux et arrive à la gare le cœur battant. C’est un pressentiment qui l’envahit d’une sorte de lumière, de joie.
Mais arrivée à la gare d’Orsay, aucune parmi elles n’est Noémie.
— Jacques, Noémie, ça vous dit quelque chose ?
— Vous savez dans quel camp ils ont été déportés ?
— J’ai cru comprendre que toutes les femmes étaient parties à Ravensbrück.
— Nous n’en savons rien, madame. Ce ne sont que des suppositions.
— On ne peut pas se renseigner après des gens qui étaient là-bas ?
— Désolé. On n’a reçu aucun convoi de Ravensbrück. Et nous pensons qu’il n’y en aura pas.
— Mais pourquoi vous n’envoyez personne les chercher ? Je peux me porter volontaire si vous voulez !
— Madame, nous avons envoyé des gens pour les rapatriements de Ravensbrück. Mais il n’y avait plus personne à rapatrier.
Les mots sont clairs. Mais Myriam ne les comprend pas. Son cerveau refuse de comprendre ce que signifie : « Il n’y avait plus personne à rapatrier. »
Myriam quitte la gare d’Orsay pour rentrer chez elle. Jeanine lui ouvre la porte, en tenant Lélia dans ses bras. Les deux femmes se comprennent, pas besoin de parler.
— J’y retournerai demain, dit simplement Myriam.
Et tous les jours, elle retourne au Lutetia pour attendre les siens. Elle aussi, a perdu toute pudeur. Sans aucune retenue, elle interpelle les déportés qui sortent de l’hôtel, pour retenir quelques secondes leur attention.
— Jacques, Noémie, ça vous dit quelque chose ?
Elle envie ceux qui ont entendu un nom à la radio ou qui ont reçu un télégramme. On les reconnaît tout de suite, à la façon dont ils s’engagent, d’un pas sûr, dans le hall de l’hôtel.
Jour après jour, Myriam essaye de se rendre utile auprès des services de l’organisation, elle cherche à comprendre ce qui se passe en Pologne, en Allemagne et en Autriche. Elle reste à traîner dans les différents étages, jusqu’à ce qu’elle entende dire :
— On n’attend plus de convoi pour aujourd’hui, rentrez, madame.
— Revenez demain, cela ne sert à rien de rester là.
— S’il vous plaît, vous devez quitter les lieux maintenant.
— On vous dit qu’il n’y aura plus d’arrivées aujourd’hui.
— Demain les premiers arrivent à huit heures. Allez, gardez espoir.
Lélia, qui est maintenant un bébé de neuf mois, a de terribles douleurs au ventre. Elle refuse désormais de se nourrir et Jeanine demande à Myriam de rester plus longtemps auprès de sa fille.
— Elle a besoin de toi, tu dois l’aider à manger.
Pendant une semaine, Myriam ne se rend pas au Lutetia pour surveiller et nourrir son bébé. Quand elle retourne à l’hôtel, elle retrouve les mêmes femmes, brandissant des photographies. Mais quelque chose a changé. Il y a beaucoup moins de monde qu’avant.
— Ils disent qu’il n’y aura plus de convois à partir de demain.
Le 13 septembre 1945, le journal Ce soir publie un article de M. Lecourtois :
Le Lutetia cesse d’être l’hôtel des morts vivants.
Dans quelques jours, réquisition levée, l’hôtel Lutetia, boulevard Raspail, sera rendu à ses propriétaires. Trois mois seront nécessaires pour le remettre en état. (…) L’hôtel est vide. Le Lutetia ferme ses portes sur la plus grande misère humaine pour les rouvrir, demain, sur des gens heureux de vivre.
Myriam est en colère. Partout dans la presse, elle lit cette phrase : on peut désormais considérer le rapatriement des déportés comme terminé.
— Mais ce n’est pas terminé, puisque les miens ne sont sur aucune liste et qu’ils ne sont pas rentrés.
Entre la fin de l’espoir et l’absence de preuve, Myriam ne trouve jamais la paix. Elle se souvient des rumeurs qu’elle a entendues dans le hall de l’hôtel :
— Ils sont encore dix mille à attendre, là-bas, ne vous inquiétez pas, ils vont revenir.
— On dit qu’en Allemagne, il y a un camp où l’on met ceux qui ont tout oublié.
Myriam a vu les images des camps d’extermination, diffusées dans les journaux et aux actualités cinématographiques. Mais il lui est impossible de faire coïncider ces images avec la disparition de ses parents, de Jacques et Noémie.
— Ils sont forcément quelque part, se dit Myriam. Il faut les retrouver.
Fin septembre 1945, Myriam rejoint les troupes d’occupation en Allemagne à Lindau.
Elle s’engage en tant que traductrice pour l’armée de l’air. Elle parle le russe, l’allemand, l’espagnol, l’hébreu, un peu d’anglais et bien sûr le français.
Là-bas, elle continue de chercher.
Peut-être que Jacques ou Noémie ont réussi à s’échapper.
Peut-être qu’ils sont quelque part dans un camp pour ceux qui ont oublié.
Peut-être qu’ils n’ont pas d’argent pour rentrer en France.
Tout est possible. Il faut continuer à croire.
Chapitre 31
— Tu n’es jamais allée en Allemagne voir ta mère quand tu étais petite ?
— À Lindau ? Si. Mon père m’a emmenée au moins une fois. J’ai une photo de moi dans une bassine, où ma mère me donne le bain, dans un jardin… j’imagine au milieu du camp militaire…
— Si je comprends bien, tes parents ne vivaient plus vraiment ensemble à ce moment-là ?
— Je ne sais pas… De fait, ils étaient séparés, dans deux pays différents. Je crois que ma mère a eu une liaison avec un pilote de l’armée de l’air, à Lindau.
— Ah bon ? Mais tu ne nous l’as jamais dit !
— Je crois même qu’il l’a demandée en mariage. Mais comme il voulait que j’aille en pension et ne plus entendre parler de moi, elle a rompu avec lui.
— Et dis-moi, quand est-ce que le trio se reforme ?
— Quel trio ?
— Yves, Myriam et Vicente. Ils se sont revus, non ? Après ta naissance.
— Je n’ai pas très envie d’en parler.
— J’ai compris… ne te fâche pas. De toute façon, je n’étais pas venue pour te parler de ça, mais du courrier que tu as reçu de la mairie.
— Quel courrier ?
— Tu m’as dit que la secrétaire des Forges t’avait envoyé une lettre, que tu n’as pas encore ouverte.
— Écoute, je suis fatiguée là… je ne sais pas où est cette lettre. On verra ça une autre fois si tu veux bien.