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— Ce policier devait aimer les formulations anciennes car ce « sieur » est un peu anachronique.

— « Survenu le 14 décembre vers 1 h du matin dans son lit », écrit-il. Cette information est fausse, je le sais. Vicente est mort dans la rue, sur le trottoir, raison pour laquelle, d’ailleurs, la police va enquêter. Ceci sera confirmé par le registre de l’Institut médico-légal que j’ai pu consulter.

— Pourquoi le policier ment-il ?

— Ce qui s’est passé, c’est que la concierge a appelé la police quand elle a vu un cadavre dans la rue. Et puis en reconnaissant Vicente, elle a réveillé Gabriële, pour lui dire que son fils était mort. Gabriële a demandé à ce qu’on ne laisse pas son fils gisant sur le trottoir et qu’on le monte dans son lit… d’où la confusion. Ensuite le policier pose une série de questions : « Stupéfiant ? Abus d’alcool ? Alcool toxique ? À l’IML 1 rap. médico légal du docteur Frizac. » C’est comme ça que j’ai compris qu’il y avait eu un rapport médico-légal.

J’y ai appris trois choses sur mon père. Que la cause présumée de sa mort était le suicide. Que son cadavre avait été retrouvé dans la rue en bas de chez Gabriële. Et qu’en ce mois de décembre 1947, au beau milieu de la nuit, il n’avait aux pieds qu’une paire de sandales.

Chapitre 35

— Tu ne t’es jamais posé de questions sur tes origines ?

— Non. Bizarrement jamais. Je ressemble tellement à Vicente, il n’y a pas vraiment de doute possible. Je suis son portrait craché. Mais une nuit, pour emmerder Yves et Myriam, je leur ai posé la question.

— Quelle question ?

— Je leur ai demandé de qui j’étais la fille, pardi !

— Pourquoi ?

— À ton avis ? Pour faire parler ma mère… Myriam ne disait jamais rien. Elle ne racontait jamais rien. J’en ai eu marre. Tu comprends ? Marre. J’avais envie qu’elle me parle de mon père. Alors je suis allée la chercher. Pour la faire sortir de son silence, il fallait que je tape fort. Nous étions à Céreste, c’étaient les grandes vacances. J’ai provoqué ma mère et Yves en début de soirée. Et Yves l’a très mal vécu. Ce fut une nuit terrible entre nous, orageuse.

— Est-ce qu’il se sentait responsable de la mort de ton père ?

— Le pauvre, j’espère aujourd’hui que non. Mais peut-être à l’époque avait-il ce sentiment ? Quoi qu’il en soit, le lendemain matin, j’ai fait mes bagages, avec ton père qui était avec moi, nous sommes rentrés à Paris.

— Nous n’étions pas nées à ce moment-là ?

— Si, si. Je suis partie avec vous… Et trois jours plus tard, j’ai reçu une lettre.

— C’est cette lettre que tu voulais obtenir ?

— Tout à fait. À cette époque-là, je ne savais rien sur mon père, ni sur la vie de Myriam pendant la guerre. Elle n’en parlait jamais. J’avais tellement soif de dates, de lieux, de mots et de noms. Avec ma question, je l’ai obligée à me donner des informations.

— Tu me la montres ?

— Oui, elle est rangée dans mes archives, je vais la chercher.

Chapitre 36

Jeudi 16 heures

Ma Lélia, cher Pierre,

La question de Lélia sur ses origines, posée à une heure bien indue, nous a bouleversés, Yves et moi, alors qu’à un autre moment, tout aurait pu se passer calmement. Yves est un être trop sensible (il a payé fort cher sa sensibilité) pour qu’on l’aborde d’une façon trop abrupte. Ceci dit, je réponds volontiers à l’essentiel de ta question.

Au mois de juin 43, Jean Sidoine, l’ami du père aubergiste François Morenas, nous a demandé si nous voulions héberger dans le cabanon qui se trouvait derrière notre maison un de ses cousins. Yves est donc venu habiter avec nous.

C’est donc en 43 que nous étions sur le plateau. Stalingrad avait éveillé des étincelles d’espoir, mais les nazis devenaient de plus en plus agressifs. Sur ce plateau idyllique, nous étions malgré tout à la merci d’une délation. Aussi Vicente et moi avons pris la décision de quitter le plateau en décembre 1943 pour regagner la rue de Vaugirard (louée sous un faux nom). Grâce aux faux papiers de Jean Sidoine. Lélia tu as donc été conçue à Paris, au mois de mars 1944, et non lors de notre vie sur le plateau en 1943.

À Paris, pendant cette période, à compter du 1er avril 1944, Vicente et moi nous sommes engagés dans un réseau où j’étais aux chiffres, c’est-à-dire au codage et décodage des messages. Agent P2 matricule 5943, permanente du réseau, avec le statut de militaire combattant. Je m’appelais Monique et j’étais « fille du calvaire ». Vicente était sous-lieutenant, matricule 6427, également P2, sa fonction était celle de Chiffre CDC (Chef du centre de chiffrage). Il s’appelait Richelieu et était « pianiste ». Nous avons été tous les deux démobilisés le 30 septembre 44, deux mois avant ta naissance.

Je tiens à te dire que si les événements du 1er trimestre 44 n’avaient pas été à l’avantage des alliés, et malgré le danger quotidien des fusillades dans les rues, des rafles dans le métro, de l’éventualité pour nous qui étions dans un réseau d’une arrestation par la Gestapo, aussi bien pour Vicente que pour moi, nous n’aurions pas conçu et laissé vivre un enfant auquel le débarquement de juin 44 et la libération de Paris ont sauvé la vie. C’est donc avec de vrais papiers d’identité que Vicente est allé le jeudi 21 décembre 44 déclarer sa fille à la mairie du 6e.

— Et qu’est-ce qui s’est passé, après ta naissance ?

— Mon père a disparu pendant trois jours en sortant de la mairie. Au lieu de rentrer rue de Vaugirard, il s’est évaporé dans la nature.

— Personne ne savait où il était allé ?

— Non. Personne. Il devait être dans un drôle d’état parce qu’il a déclaré n’importe quoi à la mairie. Sur mon certificat de naissance, tout est faux, les dates, les lieux. Il avait tout inventé.

— Tu crois qu’il était défoncé ?

— Peut-être… ou alors c’était un réflexe de la Résistance… je ne sais pas. En tout cas je peux te dire que cela m’a posé beaucoup de problèmes par la suite, quand je suis devenue fonctionnaire. Je suis même passée devant un juge de première instance à la mairie du 6e. Je peux te dire que, sous Pasqua à l’Intérieur, les fonctionnaires devaient être « français-français » – et ce n’était pas le cas pour moi. Quand j’ai dû refaire mes papiers d’identité, sous Sarkozy cette fois-ci, parce qu’on m’avait tout volé, carte, passeport, permis de conduire… cela a été toute une affaire aussi. Un employé de l’administration m’a expliqué que je devais prouver que j’étais française. « Mais comment voulez-vous que je le prouve, puisqu’on m’a volé tous mes papiers ? — Prouvez que vos parents le sont. » Ma mère étant née à l’étranger, mon père ayant un nom espagnol et mon certificat de naissance étant faux, j’étais très suspecte. Et là je me suis dit, merde, ça recommence.

— Maman, qu’est-ce qu’il advient de toi, après la mort de ton père ?

— C’est à ce moment-là que je suis envoyée à Céreste, dans la famille d’Yves.

Chapitre 37

Après deux années passées en Allemagne, Myriam rentre en France. Yves prend la place de Vicente dans son lit et l’encourage à passer les concours pour devenir professeure. Pour qu’elle puisse se concentrer, il installe Lélia chez une veuve de la Grande Guerre, Henriette Avon, dans le bastion des Sidoine. Désormais, Yves sera toujours là pour aider Myriam et la soulager. Envers et contre tout.