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Henriette hésite avant de prendre cette nouvelle pensionnaire, parce que les enfants finissent par coûter plus qu’ils ne rapportent – à cause du linge qu’il faut laver plus souvent que de raison, à cause de la vaisselle cassée, et du pain qu’ils chapardent dans les placards. Mais cette petite enfant brune collée à sa mère, comme un chien qui sent que son maître cherche à s’en débarrasser, lui fait pitié.

Henriette est pauvre, très pauvre même – et ses pensionnaires sont encore plus pauvres qu’elle. Avec Lélia, il y a Jeanne. On dit qu’elle est centenaire parce que personne ne se souvient de quand elle est née. Son petit corps cuirassé ressemble à un homard. Elle est aveugle mais ses doigts font encore des merveilles. Il suffit de la poser dans un coin, un torchon plein de petits pois ou de lentilles sur les genoux, et les mains de Jeanne s’agitent dans l’air pour écosser, trier, décortiquer, éplucher, comme si les prunelles de ses yeux vides étaient descendues dans la pulpe de ses doigts. Mais Jeanne fait peur à Lélia, elle sent la pisse, si fort que la petite déguerpit dès que possible.

Jeanne ne se lave jamais. En revanche, Henriette est intraitable sur la propreté de Lélia. Pour lui laver les cheveux, elle l’installe sur un petit tabouret devant l’évier, un gant sur les yeux et une serviette autour du cou. Henriette vide un berlingot Dop de couleur vanille sur le crâne de Lélia. Le shampoing coûte cher mais Henriette ne lésine pas. Elle verse à petites doses successives de l’eau tiédie d’un broc, qui coule goutte à goutte, de la nuque le long des oreilles, en faisant frissonner la fillette.

À l’école de Céreste, Lélia apprend à lire, écrire et compter. La directrice de l’école remarque ses capacités, bien au-dessus des autres enfants de son âge. Elle prévient Henriette que les parents de Lélia devront envisager de lui faire faire des études supérieures. Pour Henriette, c’est comme si on lui disait qu’un jour, la petite ira sur la lune.

Céreste devient le village de Lélia, comme Riga avait été pour Myriam le paysage inattendu de son enfance. Elle connaît tous les habitants, leurs habitudes et leur caractère, elle apprend aussi chaque pierre, chaque recoin, le chemin de la Croix, qui est la limite au-delà de laquelle les enfants n’ont pas le droit de s’aventurer, les chemins de la Gardette, la colline sur laquelle est bâti le château d’eau du village. Un géant capricieux, qui prive parfois le village de son eau, plusieurs jours de suite.

La maison d’Henriette fait presque le coin entre la rue de Bourgade et la traverse qui dégringole vers le Cours. La pente est si raide que Lélia finit toujours par la dévaler en courant. La maison juste à l’angle, mitoyenne de celle d’Henriette, est habitée par deux garnements, Louis et Robert, qui s’amusent à coincer la petite Lélia contre un mur avant de détaler.

Lélia, petite tête de noiraude, devient une véritable enfant du pays. Son jour préféré, c’est le mardi gras, elle se déguise comme tous les gamins de Céreste en caraque – un mot provençal pour désigner les gitans et les bohémiens. Les enfants se regroupent sur la place du village, une flopée de rats des champs, habillés de hardes, le visage noirci par un bouchon de liège brûlé et ils vont par les rues, portant un panier à salade, de maison en maison, réclamant un œuf ou encore de la farine. Le soir, ils suivent la charrette du Caramantran, un grand épouvantail de toutes les couleurs qui sera jugé et brûlé sur la place du village. Les plus petits hurlent à s’égosiller et lui jettent des pierres. Les enfants jubilent devant le sacrifice.

— Autrefois, les jeunes faisaient la danse des Bouffets à la fin du carême… c’était autrefois, racontent les anciens du village.

Les jours de procession religieuse, le curé est suivi de la bannière, puis viennent les enfants de chœur, et enfin les fillettes toutes de blanc vêtues. Elles portent des corbeilles de fleurs, soutenues par un long ruban blanc, rose ou bleu pâle.

La première fois que Lélia intègre leur rang, Henriette entend les commentaires des autres femmes :

— La petite Juive, elle ne devrait pas suivre la procession.

Henriette se fâche. Elle défend Lélia comme si c’était sa propre fille et, les fois suivantes, les femmes se gardent bien de faire les mauvaises langues.

Mais cet événement tourmente Henriette, qui se demande ce que Dieu pense de la présence de Lélia parmi les baptisées.

Dans l’église, la statue de la Vierge Marie intéresse Lélia, son beau regard perdu, ses mains jointes en une prière éternelle, sa tunique azur en plis drapés, serrée à la taille par une ceinture blanche. Lélia a observé que, devant elle, les gens se signent en faisant la révérence. Lélia les imite et fait le geste de la croix. Mais Henriette lui explique :

— Non, pas toi.

Lélia ne cherche pas à savoir pourquoi.

Un jour, elle reçoit un jet de pierre qui manque de lui crever un œil.

— Sale Juive, entend-elle dans la cour de l’école.

Lélia comprend tout de suite que ce mot la désigne, sans savoir ce qu’il signifie vraiment. En rentrant chez Henriette, elle ne lui raconte pas l’incident qui a eu lieu. Lélia voudrait se confier à quelqu’un, mais qui pourrait la renseigner sur la signification de ce mot qui vient d’entrer dans sa vie ? Personne.

Chapitre 38

Ma mère apprend donc qu’elle est juive ce jour-là, l’année 1950, dans la cour de l’école. Voilà. C’est comme ça que c’est arrivé. Brutalement et sans explication. La pierre qu’elle avait reçue ressemble à celle que Myriam avait reçue, au même âge, par des petits enfants polonais de Lodz, lorsqu’elle était allée pour la première fois rencontrer ses cousins.

L’année 1925, ce n’était pas si loin de l’année 1950.

Pour les enfants de Céreste, comme pour ceux de Lodz, comme aussi pour ceux de Paris en 2019, ce n’était pas plus qu’une boutade. Une insulte comme une autre, qu’on crie dans les cours de récréation. Mais pour Myriam, Lélia, et Clara, ce fut à chaque fois une interrogation.

Quand ma mère est devenue notre mère, elle n’a jamais prononcé le mot « juif » devant nous. Elle a omis d’en parler – non pas de façon consciente ni délibérée, non : je crois tout simplement qu’elle ne savait pas quoi en faire. Ni par où commencer. Comment tout expliquer ?

Mes sœurs et moi fûmes confrontées à cette même brutalité, le jour où le mur de notre maison fut tagué d’une croix gammée.

1985, ce n’était pas si loin de l’année 1950.

Et je me rends compte aujourd’hui que j’avais l’âge de ma mère, le même âge que ma grand-mère, au moment où elles avaient reçu les insultes et les jets de pierres. L’âge de ma fille quand, dans une cour de récréation, on lui avait dit qu’on n’aimait pas les Juifs dans sa famille.

Il y avait ce constat que quelque chose se répétait.

Mais que faire de ce constat ? Comment ne pas tomber dans des conclusions hâtives et approximatives ? Je ne me sentais pas capable de répondre.

Il fallait extraire quelque chose de toutes ces vies vécues. Mais quoi ? Témoigner. Interroger ce mot dont la définition s’échappait sans cesse.

— Qu’est-ce qu’être juif ?

Peut-être que la réponse était contenue dans la question :

— Se demander qu’est-ce qu’être juif ?

Après avoir lu le livre que Georges m’avait donné, Enfants de survivants de Nathalie Zajde, j’ai découvert tout ce que j’aurais pu dire à Déborah lors du dîner de Pessah. Les réponses arrivaient seulement avec quelques semaines de retard. Déborah, je ne sais pas ce que veut dire « être vraiment juif » ou « ne l’être pas vraiment ». Je peux simplement t’apprendre que je suis une enfant de survivant. C’est-à-dire, quelqu’un qui ne connaît pas les gestes du Seder mais dont la famille est morte dans des chambres à gaz. Quelqu’un qui fait les mêmes cauchemars que sa mère et cherche sa place parmi les vivants. Quelqu’un dont le corps est la tombe de ceux qui n’ont pu trouver leur sépulture. Déborah, tu affirmes que je suis juive quand ça m’arrange. Lorsque ma fille est née, que je l’ai prise dans mes bras à la maternité, tu sais à quoi j’ai pensé ? La première image qui m’a traversée ? L’image des mères qui allaitaient quand on les a envoyées dans les chambres à gaz. Alors voilà, cela m’arrangerait de ne pas penser à Auschwitz, tous les jours. Cela m’arrangerait que les choses soient autrement. Cela m’arrangerait de ne pas avoir peur de l’administration, peur du gaz, peur de perdre mes papiers, peur des endroits clos, peur de la morsure des chiens, peur de passer des frontières, peur de prendre des avions, peur des foules et de l’exaltation de la virilité, peur des hommes quand ils sont en bande, peur qu’on me prenne mes enfants, peur des gens qui obéissent, peur de l’uniforme, peur d’arriver en retard, peur de me faire attraper par la police, peur quand je dois refaire mes papiers… peur de dire que je suis juive. Et cela, tout le temps. Pas « quand ça m’arrange ». J’ai, inscrit dans mes cellules, le souvenir d’une expérience de danger si violente, qu’il me semble parfois l’avoir vraiment vécue ou devoir la revivre. La mort me semble toujours imminente. J’ai le sentiment d’être une proie. Je me sens souvent soumise à une forme d’anéantissement. Je cherche dans les livres d’Histoire celle qu’on ne m’a pas racontée. Je veux lire, encore et toujours. Ma soif de connaissance n’est jamais étanchée. Je me sens parfois une étrangère. Je vois des obstacles là où d’autres n’en voient pas. Je n’arrive pas à faire coïncider l’idée de ma famille avec cette référence mythologique qu’est le génocide. Et cette difficulté me constitue tout entière. Cette chose me définit. Pendant presque quarante ans, j’ai cherché à tracer un dessin qui puisse me ressembler, sans y parvenir. Mais aujourd’hui je peux relier tous les points entre eux, pour voir apparaître, parmi la constellation des fragments éparpillés sur la page, une silhouette dans laquelle je me reconnais enfin : je suis fille et petite-fille de survivants.