Выбрать главу

Chapitre 39

Lélia m’a tendu l’enveloppe qu’elle avait reçue, envoyée depuis la mairie des Forges. À l’intérieur, un courrier lui était adressé.

— Je peux ? ai-je demandé.

— Oui, oui, lis-la, s’est empressée de dire Lélia.

Je me suis plongée dans le courrier, un grand carton en bristol blanc, recouvert d’une jolie écriture, appliquée.

Chère Madame,

Suite à votre venue à la mairie des Forges, j’ai cherché dans les archives la lettre que je vous avais mentionnée : la demande pour que le nom des quatre membres de la famille Rabinovitch déportés à Auschwitz soient inscrits sur le monument aux morts des Forges.

Je n’ai rien trouvé dans les archives de la mairie.

En revanche, j’ai retrouvé cette enveloppe qui pourrait vous intéresser. C’était à la mairie, rangé dans une chemise cartonnée. Je ne l’ai pas ouverte, je vous la confie telle quelle.

Amicalement,

   Josyane

Lélia m’a montré sur son bureau une enveloppe scellée, on pouvait y lire l’inscription « CARNETS NOÉMIE ».

J’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait. Personne n’y avait touché depuis l’année 1942.

— Anne, je suis trop émue pour l’ouvrir.

— Tu veux que je le fasse ?

Lélia a fait oui de la tête. J’ai pris une grande inspiration et mes mains se sont mises à trembler en décachetant l’enveloppe. Quelque chose a parcouru la pièce, un souffle électrique que nous avons ressenti Lélia et moi. J’ai sorti deux carnets, entièrement noircis de l’écriture manuscrite de Noémie. Les pages étaient remplies, sans laisser une seule ligne d’espace. J’ai ouvert le premier carnet, qui débutait par une date, surlignée.

J’ai commencé à lire pour ma mère, à haute voix.

Le 4 septembre 1939

C’est l’anniversaire de maman. Il y a 25 ans, à l’autre, « l’avant-dernière » c’était l’anniversaire de oncle Vitek. Nous habitons les Forges. Nous changeons notre villégiature en séjour constant. Il m’a fallu deux jours pour réaliser ce que c’est que la guerre. À quoi la reconnaître lorsqu’on regarde dehors le ciel pur. Arbres. Verdure. Fleurs. Pourtant elles tombent déjà fauchées sinistrement les belles vies humaines. Mais le moral est bon. On doit pouvoir tenir et l’on tiendra. Pour nous, le changement même a son pittoresque. Mot cynique mais vrai pourtant. Notre vie physique n’est pas changée, nos gestes restent les mêmes. Mais tout est différent autour de nous. Notre vie elle-même est désaxée. Il faut du temps pour s’y faire. Pour se modifier. Le tout c’est de sortir de cette métamorphose fort et courageux. Aujourd’hui Londres a été bombardée pendant deux heures. Un navire passager a été coulé. Les temps barbares de la civilisation. Éclairs sinistres et illumination du ciel dans la direction de Paris. Nous sortons pour les voir avec la même idée. On s’accoutume à ce fait que l’on est en temps de guerre. Cauchemar des nuits. Lorsque je me réveille la première chose que je me rappelle c’est qu’on est en train de se battre. Que les hommes meurent dans les champs, que des femmes et des enfants tombent dans les rues bombardées des villes.

Le 5

Nous attendons 5 h Lemain. Pas de nouvelles de quoi que ce soit. Il paraît que, on dit que. Pas de lettre de la comtesse. Hitler est fou. N’a-t-il pas proposé à Sir Nevile Henderson un partage « équitable » de l’Europe entre l’Allemagne et l’Angleterre ? Et encore on voyait à ses paroles qu’il se sacrifiait. Les Anglais bombardent l’Allemagne (?) Ils lancent des tracts. Les Musiciens do ré mi fa sol trombone de Myriam. On lit Pierre Legrand. Peut-être que nous pourrons bientôt aller en Russie et connaître enfin tous nos parents. On facilite vraiment la tâche de ceux qui suivront. 150 anniversaires de la révolution, la guerre libératrice des peuples a lieu. Pourvu qu’elle ne dure pas trop. Il y a une chose dont je suis en train de me rendre compte c’est que tant que le combat n’est pas fini on n’a pas le droit de penser aux conséquences de la guerre sur sa vie et celle des autres (Myriam et le pessimisme).

Le 6

Temps splendide. Tricot. Lettre. Armoire peut-être. 5 h Lemain.

Le 9

Ce n’est quelquefois pas la peine d’écrire. Aujourd’hui mauvaise journée. Ce matin discussion polonaise. Chacun se rend compte de l’inutilité de certains arguments, mais on les met en avant pour se convaincre soi-même. Les Dan sont à Paris, ils vont arriver dans le courant de la semaine prochaine. Et dire que pendant que nous discutons froidement de l’utilité d’un bac de philo, de notre vie aux Forges, il y a des gens qui meurent. Sont-ils tous vivants les nôtres, de Lodz ? Cauchemar affreux. Oui, très mauvaise journée.

À l’évocation des gens de Lodz, Lélia m’a priée d’arrêter. C’était beaucoup pour elle. Je la sentais émue et perturbée.