— Ça va jusqu’où ? m’a-t-elle demandé.
Alors j’ai ouvert le deuxième carnet, lui aussi recouvert de notes. Mais j’ai compris rapidement que ce n’était pas la suite du journal de Noémie.
— Maman, ai-je dit… c’est…
En même temps que je parlais à Lélia, j’ai parcouru des yeux les pages.
— … un début de roman…
— Lis-le-moi, a demandé Lélia.
J’ai tourné les pages, le carnet contenait à la fois des notes, des plans de chapitres, des passages rédigés. Tout était mélangé. Je reconnaissais bien le parcours mental du romancier qui tâtonne, cherche, a besoin de coucher des idées sur le papier et de raconter certains passages qui lui viennent à l’esprit, dans le désordre.
Et puis. J’ai lu quelque chose qui m’a arrêtée. J’ai eu du mal à y croire. Et j’ai fermé le carnet, incapable de parler.
— Que se passe-t-il ? m’a demandé Lélia.
Mais je ne réussissais pas à lui répondre.
— Maman… tu n’avais jamais ouvert cette enveloppe ? Tu es sûre ?
— Jamais. Pourquoi ?
Je n’ai pas réussi à en dire davantage. Ma tête s’est mise à tourner. J’ai simplement lu à Lélia la première page du roman.
Évreux était couvert de buée par ce matin de fin septembre. Une buée froide annonçait l’hiver. Mais la journée allait être belle, l’air était pur et le ciel sans nuage.
Anne passait du temps à flâner par la ville, à aller attendre la sortie du collège de jeunes filles pour bavarder. Et puis, pour aller au collège, on passait devant la caserne et l’hôtel de Normandie où logeaient des officiers anglais.
Anne posa son cahier de musique et elle se mit à regarder les tomates, les choux et les poires. De l’autre côté, une rue de petites maisons basses et cinq paires de chaussettes noires qui séchaient en travers.
— Il paraît, dit Anne en écoutant la ville, que les premiers convois d’Anglais arriveront demain. Il y a déjà un petit état-major au Grand Cerf. Ils sont très chics tu sais.
L’héroïne du roman de Noémie s’appelait Anne.
Chapitre 40
Nous avions rendez-vous avec Georges gare de Lyon, dans cette gare qui est toujours une promesse de soleil et de vacances d’été. Je me suis arrêtée à la pharmacie acheter un test de grossesse, mais je ne l’ai pas dit à Georges. Dans le train, il m’a expliqué le programme du week-end, qui était chargé. Une voiture louée nous attendait à la gare d’Avignon, puis nous devions déposer nos affaires dans un hôtel à Bonnieux, avant de redescendre vers une chapelle, où une étudiante en histoire de l’art devait nous faire la présentation des œuvres de Louise Bourgeois qui y étaient exposées.
C’est pour Louise Bourgeois qu’il avait choisi Bonnieux afin de fêter mes 40 ans. Après la visite guidée, nous irions déjeuner dans un restaurant sur les hauteurs du village, avec une vue panoramique. Et, pour le dessert, nous ferions une promenade dans les vignes ainsi qu’une dégustation de vin.
— Ensuite, il y aura des surprises.
— Mais je n’aime pas les surprises… ça m’angoisse, les surprises.
— Bon. Le gâteau et les bougies arriveront donc, par surprise, au milieu des vignes et de la dégustation de vin.
Ce week-end d’anniversaire commençait très bien, j’étais heureuse d’être avec Georges, heureuse de prendre un train pour le sud de la France. J’avais la certitude que j’étais enceinte, je reconnaissais en moi les signes du corps, mais je voulais attendre le retour à Paris pour faire le test dans les toilettes du train. Si le test se révélait positif, la nouvelle rendrait notre dimanche soir très joyeux. Et, dans le cas contraire, notre week-end ne serait pas teinté de déception. La voiture de location nous attendait à la gare, nous avons pris la direction de Bonnieux, Georges s’est mis au volant et j’ai sorti mes lunettes de soleil pour regarder le paysage. Pour la première fois depuis longtemps, je ne pensais à rien d’autre qu’à être là, avec un homme, me projeter dans une vie à ses côtés, imaginer quels parents nous pourrions devenir. Mais une vision m’a interpellée. J’ai demandé à Georges d’arrêter la voiture et de revenir en arrière. Je voulais revoir l’usine de fabrication des fruits confits, sur la route d’Apt, que nous venions de dépasser. Cette façade ocre, avec des arcades à la romaine, m’était très familière.
— Georges, je suis déjà passée devant cet endroit des dizaines de fois.
Ensuite tout me fut familier. Apt, Cavaillon, L’Isle-sur-la-Sorgue, Roussillon. Ces villages surgissaient de mon passé, tous ces noms étaient ceux de mes vacances d’enfant, chez ma grand-mère. Je me suis souvenue alors que Bonnieux, où Georges avait réservé l’hôtel, était un village où j’allais avec Myriam.
— Mais je connais très bien Bonnieux ! Ma grand-mère avait une amie qui habitait là, et dont le petit-fils avait mon âge.
Tout m’est revenu soudain, le petit-fils s’appelait Mathieu, il avait une piscine et il savait nager. Mais pas moi.
— J’avais honte parce que je devais porter des brassards autour des bras. Ensuite j’ai demandé à mes parents de m’apprendre à nager…
En regardant par la fenêtre de la voiture je scrutais chaque maison, chaque façade de commerce, comme on essaye de retrouver chez un vieillard les traits du jeune homme d’autrefois. Tout cela était si étrange. J’ai sorti mon téléphone pour me plonger dans la carte de la région.
— Qu’est-ce que tu regardes ? m’a demandé Georges.
— Nous sommes à trente kilomètres de Céreste, le village de ma grand-mère.
Le village où Myriam avait mis Lélia en nourrice, où elle s’était installée après la guerre, pour se marier avec Yves Bouveris. Céreste, le village de mes vacances de petite fille.
— Je n’y suis pas retournée depuis la mort de ma grand-mère. Cela fait vingt-cinq ans.
En arrivant devant l’hôtel, j’ai regardé Georges en souriant :
— Tu sais ce qui me ferait plaisir ? Que nous allions nous promener à Céreste, j’aimerais retrouver le cabanon où vivait ma grand-mère.
Georges a ri parce qu’il avait passé beaucoup de temps à organiser cette journée particulière. Mais il a accepté de bonne grâce et j’ai fouillé dans mon sac pour en sortir mon carnet, que j’emportais partout.
— Qu’est-ce que c’est ? m’a demandé George.
— C’est le carnet où je note tous les détails qui me servent pour mon enquête. Il y a des gens au village, qui ont connu Myriam, et que je pourrais rencontrer…
— Allons-y, a dit Georges avec enthousiasme.
Nous avons tout de suite repris la voiture pour nous mettre en chemin. Georges m’a alors demandé de lui parler de Myriam, de sa vie, de mes souvenirs avec elle.
Chapitre 41
— Pendant très longtemps, je dirais jusqu’à mes 11 ans, je pensais que mes ancêtres étaient provençaux.
— Je ne te crois pas, a dit Georges en riant.
— Mais bien sûr ! Je pensais que Myriam était née en France, dans ce village que traversait la voie Domitienne, où nous la retrouvions pour les vacances. Je pensais aussi qu’Yves était mon grand-père.
— Tu ne connaissais pas l’existence de Vicente ?
— Non. Comment te dire… tout était confus… Ma mère… ne disait pas : « Yves est ton grand-père. » Mais elle ne m’informait pas qu’il ne l’était pas. Tu comprends ? Je me souviens très bien, enfant, lorsqu’on me demandait d’où venaient mes parents, je répondais : « De Bretagne du côté de mon père, de Provence du côté de ma mère. » J’étais moitié bretonne, moitié provençale. La vie était ainsi faite. Myriam n’évoquait jamais de souvenirs qui auraient pu contrarier cette logique. Jamais elle ne disait « autrefois en Russie », ni « quand je passais mes vacances en Pologne », ni « lorsque j’étais enfant en Lettonie », ni « chez mes grands-parents en Palestine ». Nous ne savions pas qu’elle avait vécu dans tous ces endroits.