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Lorsque Myriam nous montrait comment écosser les pois pour la soupe au pistou, comment fabriquer des bouteilles de lavande avec un ruban de dimanche, lorsqu’elle nous apprenait à faire sécher le tilleul sur les draps pour les infusions du soir, à faire macérer les noyaux de cerises pour le ratafia, à frire des beignets avec des fleurs de courgette, je pensais que nous apprenions les recettes de notre famille. De même, lorsqu’elle nous apprenait à entrouvrir les volets pour enfermer la fraîcheur, à consacrer certaines heures au travail, d’autres à la sieste, je pensais que nous perpétuions des gestes appris de nos ancêtres. Et bien que je sache aujourd’hui que mon sang ne vient pas de là, je demeure attachée aux cailloux pointus des chemins, à la dureté de cette chaleur qu’il faut apprendre à affronter.

Myriam était une graine que le vent avait poussée le long de continents entiers et qui avait fini par se planter ici, sur ce petit bout de terre inhabité. Et puis elle y était restée jusqu’à la fin de sa vie, le temps s’était arrêté.

Elle avait enfin pu s’enraciner quelque part, sur cette colline un peu hostile qui lui rappelait peut-être le sol rocailleux et la chaleur de Migdal, ce moment de l’enfance en Palestine où, dans la propriété de ses grands-parents, pour une fois, elle n’était pas poursuivie.

Les moments que j’ai passés avec ma grand-mère Myriam se déroulent tous ici, dans le sud de la France. C’est là, entre Apt et Avignon, dans les collines du Luberon, que j’ai fréquenté cette femme dont je porte le nom caché.

Myriam était un être qui avait besoin de mettre de la distance entre elle et les autres. Elle n’avait pas envie qu’on s’approche de trop près. Je me souviens que parfois, elle nous observait avec un trouble dans le regard. Je suis sûre aujourd’hui de ne pas me tromper si j’affirme que c’étaient nos visages qui en étaient la cause. Soudain, une ressemblance avec ceux d’avant, une façon de rire, de répondre, cela devait la faire souffrir.

Parfois j’avais l’impression qu’elle vivait avec nous comme avec une famille d’accueil.

Elle était heureuse de partager un moment chaleureux, un repas en notre compagnie – mais au fond, elle attendait de retrouver les siens.

Pour moi il est difficile de faire le lien entre Mirotchka, fille des Rabinovitch, et Myriam Bouveris, ma grand-mère avec laquelle je passais les étés, entre les monts du Vaucluse et la chaîne du Luberon.

Ce n’est pas simple de relier toutes les parties entre elles. J’ai du mal à maintenir ensemble toutes les époques de l’histoire. Cette famille, c’est comme un bouquet trop grand que je n’arrive pas à tenir fermement dans mes mains.

— Je voudrais aller revoir le cabanon de mon enfance. Il faut prendre par les collines, derrière le village.

— Allons-y, dit Georges.

En arrivant au bout du chemin, je me suis souvenue de Myriam, la noirceur de sa peau de vieux cuir tanné par le soleil, je l’ai revue marchant au milieu des cailloux, malgré la sécheresse, parmi les succulentes.

— Voilà, dis-je à Georges. Tu vois ce cabanon ? C’est là que Myriam a vécu après la guerre, avec Yves.

— Cela devait leur rappeler la maison du pendu !

— Sans doute, oui. C’est là que j’ai passé tous les étés avec elle.

C’était une bâtisse faite de briques, de tuiles et de béton, sans salle de bains ni toilettes – avec une cuisine d’été à l’extérieur. Nous vivions tous ensemble dans cet endroit, dès le début du mois de juillet, au ralenti, à cause de la chaleur qui pétrifie les êtres autant que les animaux, qui les transforme tous en statues de sel. Myriam avait recréé une vie qui ressemblait sans doute à ce qu’elle avait connu dans la datcha de son père en Lettonie et dans la ferme agricole de ses grands-parents. Ma mère portait les cheveux longs et mon père aussi, nous nous lavions dans une bassine en plastique jaune, pour les toilettes, il fallait aller dans la forêt, je m’accroupissais derrière une grosse pierre recouverte de mousse, et je regardais, fascinée, ma pisse chaude faire une rivière dans les feuilles, affoler les bêtes sur son passage, et emporter, telle la lave d’un volcan, les punaises et les fourmis.

Pendant longtemps, j’ai pensé que tous les enfants dormaient dans une grande cabane avec les membres de leur famille pour les vacances, faisant la sieste sur des matelas et leurs besoins dans la forêt.

Myriam nous apprenait à faire de la confiture, du miel, des conserves de fruits au sirop, comment entretenir le potager et le verger, avec l’arbre à coings, l’abricotier et le cerisier. Une fois dans le mois, le distillateur venait pour fabriquer les eaux-de-vie avec nos restes de fruits. Nous faisions des herbiers, des spectacles, des jeux de cartes. Nous faisions des bruits de trompette avec des brins d’herbe que Myriam nous apprenait à tendre entre nos doigts, il fallait les choisir à la fois larges et solides pour que le son résonne bien. Nous faisions aussi des bougies avec des oranges, en faisant une mèche avec la tige dans l’écorce vidée du fruit. Il fallait rajouter de l’huile d’olive. De temps en temps nous allions au village, acheter des saucisses pour les grillades, des côtelettes, de la farce pour les tomates ou des alouettes sans tête. Il fallait traverser la forêt, une longue marche sous le soleil, dans les éclats argentins des feuilles de chêne-liège. Nous, les enfants, savions marcher sur ces sentiers, pieds nus et sans douleur. Nous savions reconnaître, parmi les cailloux du chemin, ceux qui ne font pas mal, mais aussi les pierres fossiles en forme de coquillages et les dents de requin. Nous savions affronter la chaleur, la vaincre comme on gagne une bataille contre un terrible ennemi, si terrifiant qu’il fige tout sur son passage. La victoire était toujours sublime lorsque la fraîcheur arrivait pour nous sauver à la tombée de la nuit, une brise caressait nos fronts comme un gant mouillé apaise la fièvre. Myriam nous emmenait alors nourrir le renard qui vivait dans la colline.

— Les renards sont gentils, nous disait-elle.

Elle ajoutait que le renard était son ami, ainsi que les abeilles. Et nous pensions vraiment qu’elle entretenait des conversations secrètes.

Les vacances passaient vite, comme un rêve d’enfant, avec mon oncle, ma tante et toute la bande des cousins. Myriam avait appelé les enfants qu’elle avait eus avec Yves : Jacques et Nicole.

Nicole était devenue ingénieur agronome.

Jacques guide de montagne et poète. Il avait aussi été longtemps professeur d’histoire.

Ils avaient chacun traversé un événement tragique à l’adolescence. Jacques à l’âge de 17 ans. Nicole à 19 ans. Personne n’avait fait le lien. À cause du silence. Et parce que, dans cette famille, on ne croyait pas en la psychanalyse.

Mon oncle Jacques, que j’adorais, m’avait trouvé un surnom. Il m’appelait Nono. Ce surnom me plaisait. C’était celui d’un petit robot dans un dessin animé.

Peu à peu, Myriam a perdu la mémoire, elle s’est mise à faire des choses étranges. Un matin, très tôt, elle est venue me réveiller dans mon lit. Elle semblait inquiète, perturbée.

— Prends tes valises, on doit partir, m’a-t-elle dit.