Ensuite elle m’a fait un reproche à propos des lacets de mes chaussures. Je ne me souviens plus si le problème venait du fait que mes lacets étaient faits, ou au contraire défaits. Mais elle semblait très en colère. Machinalement je l’ai suivie, et elle est simplement allée se recoucher.
Au bout d’un certain temps, elle a commencé à entendre des voix qui lui parlaient dans la colline. Des objets, des visages, des souvenirs oubliés lui revenaient. Mais parallèlement à ces souvenirs lointains, imperceptibles, son élocution et même son écriture devenaient malhabiles. Malgré tout, elle continuait d’écrire. Toujours écrire. Elle a presque tout jeté, brûlé. Nous n’avons retrouvé que quelques pages dans son bureau.
Arrivée à une période difficile je suis trempée dans un malaise bizarre.
Très attachée à la nature, aux plantes, je trouve certains personnages de mon environnement fort désagréables.
Je coupe sèchement, il me semble qu’un malentendu est là.
Assise près du platane et du tilleul qui deviennent de plus en plus agréables. Je me retrouve non pas endormie mais rêveuse et j’espère que peu à peu ma tête finira par se lasser d’une foule de stupidités. Et je suis certaine de la splendeur de notre bois, de notre réussite dans cet espace ; il faut avouer aussi que malgré tout je retourne à Nice pour quelques mois d’hiver.
C’est là que un à part je retrouve encore la joie et l’amitié.
Jacques reviendra mercredi.
Les dernières années, il a fallu faire venir quelqu’un à Céreste pour s’occuper d’elle, car Myriam ne pouvait plus vivre toute seule. Il s’est alors produit un phénomène particulier : Myriam a oublié le français. Cette langue qu’elle avait apprise tardivement, à l’âge de 10 ans, s’effaça de sa mémoire. Elle ne parla plus que le russe. À mesure que son cerveau déclinait, elle retombait dans l’enfance de sa langue et je me souviens très bien de lettres que nous lui écrivions en alphabet cyrillique pour garder un contact avec elle. Lélia demandait un modèle à des amis russes, qu’ensuite nous nous appliquions à recopier. Toute la famille s’y mettait, nous dessinions les phrases sur la table de la salle à manger, c’était finalement assez joyeux, d’écrire dans la langue de nos ancêtres. Mais c’était très compliqué pour Myriam, qui d’une certaine manière, était redevenue une étrangère dans son propre pays.
Après avoir fait le tour du cabanon, Georges et moi sommes retournés à la voiture. Je lui ai avoué à ce moment-là que j’avais acheté un test de grossesse à la pharmacie.
— Je suis sûr que tu es enceinte, m’a dit Georges. Si c’est une fille on l’appellera Noémie. Et Jacques si c’est un garçon. Qu’en penses-tu ?
— Non. Nous lui donnerons un prénom qui n’appartient à personne.
Chapitre 42
Je regardais défiler les pages de mon carnet, persuadée que quelque chose allait en sortir. Si je me creusais bien la tête, j’allais avoir une bonne idée.
— Mireille ! ai-je dit. J’ai lu son livre ! Je crois qu’elle vit toujours là.
— Mireille ?
— Oui, oui ! La petite Mireille Sidoine ! La fille de Marcelle – qui fut élevée par René Char. Elle doit avoir 90 ans aujourd’hui. Je le sais car elle a écrit un livre de mémoires que j’ai lu il y a peu de temps. Et… et elle disait qu’elle habitait encore Céreste ! Elle a connu Myriam, elle a connu ma mère, c’est sûr. Je te rappelle que c’était une cousine d’Yves.
Pendant que je parlais, Georges regardait sur son téléphone le site des Pages blanches, avant d’affirmer :
— Oui, j’ai son adresse, on peut y aller si tu veux.
Je reconnaissais les ruelles de ce village que j’avais arpenté enfant, les maisons collées les unes aux autres, les tournants étroits comme des coudes, rien ne semblait avoir changé depuis trente ans. En face de chez Henriette, il y avait la maison de Mireille, la fille de Marcelle, la renarde des Feuillets d’Hypnos.
Nous avons donc sonné chez elle, sans avoir prévenu de notre visite. Au début je n’osais pas. Mais Georges a insisté.
— Qu’est-ce que tu as à perdre ? m’a-t-il demandé.
Un vieux monsieur a ouvert la fenêtre qui donne sur la rue, c’était le mari de Mireille. Je lui ai expliqué que j’étais la petite-fille de Myriam et que je cherchais des souvenirs. Il nous a dit d’attendre. Puis il a ouvert la porte, et très gentiment il a proposé qu’on vienne boire le sirop.
Mireille était là, dans le jardin derrière la maison, assise devant une table, habillée de noir, bien coiffée et apprêtée. 90 ans, peut-être davantage. Elle attendait, comme si nous avions eu rendez-vous.
— Approchez-vous, m’a-t-elle dit. Mes yeux sont presque aveugles. Il faut que vous veniez près de moi, que je puisse voir votre visage.
— Vous avez connu ma grand-mère Myriam ?
— Mais bien sûr. Je me souviens très bien d’elle. Et je me souviens aussi de ta mère qui était une petite fille. Comment s’appelle-t-elle déjà ? demanda Mireille.
— Lélia.
— C’est cela, quel joli prénom. Original. Lélia. Je n’en connais pas d’autre. Que veux-tu savoir au juste ?
— Comment était-elle ? Ma grand-mère ? Quel genre de femme c’était ?
— Oh. Elle était discrète. Elle ne parlait pas beaucoup. Elle ne faisait jamais d’histoires au village. Elle n’était pas du tout coquette, cela je m’en souviens.
Nous sommes restées longtemps, à parler d’Yves et de Vicente, du trio amoureux qu’ils avaient formé et de ses conséquences. À parler de René Char aussi, et de la façon dont il avait vécu la guerre à Céreste. Mireille parlait avec franchise. Sans détour. Dans ma tête, je pensais à la façon dont je raconterais tout cela à ma mère, Mireille, son jardin perdu, ses souvenirs de Myriam. J’aurais voulu qu’elle soit là avec moi.
Au bout d’un moment, j’ai senti qu’il était temps pour nous de repartir, que Mireille commençait à se fatiguer. Je lui ai simplement demandé s’il me serait possible de rencontrer d’autres personnes dans le village qui pourraient me parler de ma grand-mère.
— Quelqu’un qui l’aurait intimement connue.
Chapitre 43
Juliette nous offrit une citronnade qu’elle avait préparée pour ses petits-enfants. C’était une femme joyeuse et bavarde, très gaie, nous parlâmes longuement de tout, de Myriam, de sa maladie d’Alzheimer, de son enterrement. À l’époque où elle était infirmière, elle s’était installée chez Myriam pour l’accompagner au bout de sa maladie. Elle avait 30 ans à l’époque, et des souvenirs très précis.
— Elle me parlait de vous ! Des petits-enfants. Et surtout de Lélia, votre mère. Elle disait tout le temps qu’elle allait habiter chez vous.
— Pourquoi ? Elle n’aimait plus être ici à Céreste ?
— Elle aimait Céreste, la nature, mais elle me disait toujours : « Je dois aller chez ma fille, parce qu’elle les a connus. »
— Mais oui, cela me revient…
Je me suis tournée vers Georges pour lui expliquer.
— À la fin de sa vie, Myriam confondait. Elle pensait que Lélia avait connu Ephraïm, Emma, Jacques et Noémie. Myriam lui a même dit un jour : « Toi qui as connu tes grands-parents » – comme si Lélia avait grandi avec eux.
C’est alors que Georges eut soudain l’idée de montrer la carte postale à Juliette, car j’avais la photographie dans mon téléphone portable.
— Ah mais bien sûr, je la reconnais, a dit Juliette.