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CXXXVIII

HAUTS sont les monts, et ténébreux et grands les vaux profonds, les eaux violentes. A l'arrière, à l'avant, les clairons sonnent et tous ensemble répondent à l'olifant. L'empereur chevauche irrité, et les Français courroucés et marris. Pas un qui ne pleure et ne se lamente. Ils prient Dieu qu'il préserve Roland jusqu'à ce qu'ils parviennent au champ de bataille, tous ensemble : alors, tous avec lui, ils frapperont. A quoi bon les prières ? Elles ne leur servent de rien. Ils tardent trop, ils ne peuvent arriver à temps.

CXXXIX

PLEIN de courroux, le roi Charles chevauche. Sur sa brogne s'étale sa barbe blanche. Tous les barons de France donnent fortement de l'éperon. Pas un qui ne se lamente de n'être pas avec Roland le capitaine, quand il combat les Sarrasins d'Espagne. Il est dans une telle détresse qu'il n'y survivra pas, je crois. Dieu ! quels barons, les soixante qui restent en sa compagnie ! Jamais roi ni capitaine n'en eut de meilleurs.

CXL

ROLAND regarde par les monts, par les collines. De ceux de France, il en voit tant qui gisent morts, et il les pleure en gentil chevalier : « Seigneurs barons, que Dieu vous fasse merci ! Qu'il octroie â toutes vos âmes le paradis ! Qu'il les couche parmi les saintes fleurs ! Jamais je ne vis vassaux meilleurs que vous. Vous avez si longuement, sans répit, fait mon service, conquis pour Charles de si grands pays ! L'empereur vous a nourris pour son malheur. Terre de France, vous êtes un doux pays ; en ce jour le pire fléau ( ?) vous a désolée ! Barons français, je vous vois mourir pour moi, et je ne puis vous défendre ni vous sauver : que Dieu vous aide, qui jamais ne mentit ! Olivier, frère, je ne dois pas vous faillir. Je mourrai de douleur, si rien d'autre ne me tue. Sire compagnon, remettons-nous â frapper ! »

CXLI

LE comte Roland est retourné â la bataille. Il tient Durendal : il frappe en vaillant. Il a taillé en pièces Faldrun de Pui et vingt quatre autres, des mieux prisés. Jamais homme ne désirera tant se venger. Comme le cerf devant les chiens, ainsi devant Roland les païens fuient. L'archevêque dit : « Voilà qui est bien ! Ainsi doit se montrer un chevalier qui porte de bonnes armes et monte un bon cheval ; il doit en bataille être fort et fier, ou autrement il ne vaut pas quatre deniers : qu'il se fasse plutôt moine dans un moutier et qu'il y prie chaque jour pour nos péchés ! » Roland répond : « Frappez, ne les épargnez pas ! » A ces mots les Francs recommencent. Les chrétiens y souffrirent grandement.

CXLII

QUAND on sait qu'il ne sera pas fait prisonniers, on se défend fortement dans une telle bataille. C'est pourquoi les Francs se font hardis comme des lions. Voici que vient contre eux, en vrai baron, Marsile. Il monte le cheval qu'il appelle Gaignon. Il l'éperonne bien et va frapper Bevon : celui-là était sire de Dijon et de Beaune ; il brise son écu, rompt son haubert et, sans redoubler le coup, l'abat mort. Puis il tue Ivod et Ivoire ; avec eux Gérard de Roussillon. Le comte Roland n'est guère loin. Il dit au païen : « Dieu te maudisse ! A si grand tort tu m'occis mes compagnons ! Tu le paieras avant que nous nous séparions et tu vas apprendre le nom de mon épée. » En vrai baron, il va le frapper ; il lui tranche le poing droit. Puis il prend la tête à Jurfaleu le Blond : celui-là était fils du roi Marsile. Les païens s'écrient : « Aide-nous, Mahomet ! Vous, nos dieux, vengez-nous de Charles ! En cette terre il nous a mis de tels félons que, dussent-ils mourir, ils ne videront pas le champ. » L'un dit à l'autre : « Or donc fuyons ! » Et cent mille s'en vont : les rappelle qui veut, ils ne reviendront pas.

CXLIII

DE quoi sert leur déroute ? Si Marsile s'est enfui, son oncle est resté, Marganice, qui tient Carthage, Alfrere ( ?) et Garmalie et l'Éthiopie, une terre maudite : Il a en sa seigneurie l'engeance des Noirs. Leurs nez. sont grands, leurs oreilles larges ; ils sont là plus de cinquante mille ensemble. Ils lancent leurs chevaux hardiment, avec fureur, puis crient le cri d'armes des païens. Alors Roland dit : « Ici nous recevrons le martyre, et je sais bien maintenant que nous n'avons plus guère à vivre. Mais honte à qui d'abord ne se sera vendu cher ! Frappez, seigneurs, des épées fourbies, et disputez et vos morts et vos vies afin que douce France ne soit pas honnie par nous ! Quand en ce champ viendra Charles, mon seigneur, et qu'il verra quelle justice nous aurons faite des Sarrasins, et que, pour un des nôtres, il en trouvera quinze de morts, il ne laissera pas, certes, de nous bénir. »

CXLIV

QUAND Roland voit la gent maudite, qui est plus noire que l'encre et qui n'a rien de blanc que les dents, il dit : « Je le sais maintenant, en vérité, c'est aujourd'hui que nous mourrons. Frappez, Français, car je recommence ! » Olivier dit : « Honni soit le plus lent ! » A ces mots les Français foncent dans leur masse.

CXLV

QUAND les païens voient que les Français sont peu, ils s'enorgueillissent entre eux et se réconfortent. Ils se disent l'un à l'autre : « C'est que le tort est devers l'empereur ! » Le Marganice monte un cheval saure : Il l'éperonne fortement des éperons dorés, frappe Olivier par derrière, en plein dos. Le choc contre le corps a fendu [ ?] le haubert brillant ; l'épieu traverse la poitrine et ressort. Puis il dit : « Vous avez pris un rude coup ! Charles, le roi Magne, vous laissa aux ports pour votre malheur. S'il nous a fait du mal, il n'a pas sujet de s'en louer : car, rien que sur vous, j'ai bien vengé les nôtres. »

CXLVI

OLIVIER sent qu'il est frappé â mort. Il tient Hauteclaire, dont l'acier est bruni. Il frappe Marganice sur 1e heaume aigu, tout doré. Il en fait sauter par terre les fleurons et les cristaux, lui fend la tête jusqu'aux dents de devant. Il secoue sa lame dans la plaie et I'abat mort. Il dit ensuite : « Païen, maudit sois-tu ! Je ne dis pas que Charles n'ait rien perdu ; du moins, tu n'iras pas, au royaume dont tu fus, te vanter à aucune femme, à aucune dame, de m'avoir pris un denier vaillant ni d'avoir fait tort soit à moi, soit à personne au monde. » Puis il appelle Roland pour qu'il l'aide.

CXLVII

OLIVIER sent qu'il est blessé à mort. Jamais il ne se vengera tout son saoul. Au plus épais de la masse, il frappe en vrai baron. Il taille en pièces épieux et boucliers, les pieds et les poings, les selles, les échines. Qui l'aurait vu démembrer les païens, jeter le mort sur le mort, pourrait se souvenir d'un bon chevalier. L'enseigne de Charles, il n'a garde de l'oublier : « Montjoie ! » crie-t-il, haut et clair. Il appelle Roland, son pair et son ami : « Sire compagnon, venez vers moi, tout près ; à grande douleur, en ce jour, nous serons séparés. »

CXLVIII

ROLAND regarde Olivier au visage : il le voit terni, blêmi, tout pâle, décoloré. Son sang coule clair au long de son corps ; sur la terre tombent les caillots. « Dieu ! dit le comte, je ne sais plus quoi faire. Sire compagnon, c'est grand'pitié de votre vaillance ! Jamais nul ne te vaudra. Ah ! France douce, comme tu resteras aujourd'hui dépeuplée de bons vassaux, humiliée et déchue ! L'empereur en aura grand dommage. » A ces mots, sur son cheval il se pâme.