CXLIX
VOILA sur son cheval Roland pâmé, et Olivier qui est blessé à mort. Il a tant saigné, ses yeux se sont troublés : il n'y voit plus assez clair pour reconnaître, loin ou près, homme qui vive. Comme il aborde son compagnon, il le frappe sur son heaume couvert d'or et de gemmes, qu'il fend tout jusqu'au nasal ; mais il n'a pas atteint la tête. A ce coup Roland l'a regardé et lui demande doucement, par amour : « Sire compagnon, le faites-vous de votre gré ? C'est moi, Roland, celui qui vous aime tant ! Vous ne m'aviez porté aucun défi ! » Olivier dit : « Maintenant j'entends votre voix. Je ne vous vois pas ; veuille le Seigneur Dieu vous voir ! Je vous ai frappé, pardonnez-le-moi. » Roland répond : « Je n'ai aucun mal. Je vous pardonne, ici et devant Dieu. » A ces mots, l'un vers l'autre ils s'inclinèrent. C'est ainsi, à grand amour, qu'ils se sont séparés.
CL
OLIVIER sent que la mort l'angoisse. Les deux yeux lui virent dans la tête, il perd l'ouïe et tout à fait la vue. Il descend â pied, se couche contre terre. A haute voix il dit sa coulpe, les deux mains jointes et levées vers le ciel, et prie Dieu qu'il lui donne le paradis et qu'il bénisse Charles et douce France et, par-dessus tous les hommes, Roland, son compagnon. Le cœur lui manque, son heaume retombe, tout son corps s'affaisse contre terre. Le comte est mort, il n'a pas fait plus longue demeure ; le preux Roland le pleure et gémit. Jamais vous n'entendrez sur terre un homme plus douloureux.
CLI
ROLAND voit que son ami est mort, et qu'il gît, la face contre terre. Très doucement il dit sur lui l'adieu : « Sire compagnon, c'est pitié de votre hardiesse ! Nous fûmes ensemble et des ans et des jours : jamais tu ne me fis de mal, jamais je ne t'en fis. Quand te voilà mort, ce m'est douleur de vivre. » A ces mots, le marquis se pâme sur son cheval, qu'il nomme Veillantif. Ses étriers d'or fin le maintiennent droit en selle : par où qu'il penche, il ne peut choir.
CLII
AVANT que Roland se fût reconnu, ranimé et remis de sa pâmoison, un grand dommage lui vint : les Français sont morts, il les a tous perdus, hormis l'archevêque et Gautier de l'Hum. Gautier est redescendu des montagnes. Contre ceux d'Espagne il a combattu fortement. Ses hommes sont morts, les païens les ont vaincus. Bon gré mal gré, il fuit vers les vallées ; il invoque Roland pour qu'il l'aide : « Ah ! gentil comte, vaillant homme, où es-tu ? Jamais je n'eus peur, quand tu étais là. C'est moi, Gautier, celui qui conquit Maelgut, moi, le neveu de Droon, le vieux et le chenu. Pour ma prouesse tu me chérissais entre tes hommes. Ma lance est brisée et mon écu percé, et mon haubert démaillé et déchiré… Je vais mourir, mais je me suis vendu cher. » A ces derniers mots, Roland l'a entendu. Il éperonne et, poussant son cheval, vient vers lui [… ].
CLIII
ROLAND est rempli de douleur et de colère. Au plus épais de la presse il se met à frapper. De ceux d'Espagne, il en jette morts vingt, et Gautier six, et l'archevêque cinq. Les païens disent : « Les félons que voilà ! Gardez, seigneurs, qu'ils ne s'en aillent vivants ! Traître qui ne va pas les attaquer, et couard qui les laissera échapper ! » Alors recommencent leurs huées et leurs cris. De toutes parts ils reviennent à l'assaut.
CLIV
LE comte Roland est un noble guerrier, Gautier de l'Hum un chevalier très bon, l'archevêque un prud'homme éprouvé. Pas un des trois ne veut faillir aux autres. Au plus fort de la presse ils frappent sur les païens. Mille Sarrasins mettent pied à terre ; à cheval, ils sont quarante milliers. Voyez-les qui n'osent approcher ! De loin ils jettent contre eux lances et épieux, guivres et dards, et des museraz, et des agiers… Aux premiers coups ils ont tué Gautier. A Turpin de Reims ils ont tout percé l'écu, brisé le heaume et ils l'ont navré à la tête ; ils ont rompu et démaillé son haubert, transpercé son corps de quatre épieux. Ils tuent sous lui son destrier. C'est grand deuil quand l'archevêque tombe.
CLV
TURPIN de Reims, quand il se voit abattu de cheval, le corps percé de quatre épieux, rapidement il se redresse debout, le vaillant. Il cherche Roland du regard, court à lui, et ne dit qu'une parole : « Je ne suis pas vaincu. Un vaillant, tant qu'il vit, ne se rend pas ! » Il dégaine Almace, son épée d'acier brun ; au plus fort de la presse, il frappe mille coups et plus. Bientôt, Charles dira qu'il ne ménagea personne, car il trouvera autour de lui quatre cents Sarrasins, les uns blessés, d'autres transpercés d'outre en outre et d'autres dont la tête est tranchée. Ainsi le rapporte la Geste ; ainsi le rapporte celui-là qui fut présent à la bataille : le baron Gilles, pour qui Dieu fait des miracles, en fit jadis la charte au moutier de Laon. Qui ne sait pas ces choses n'entend rien à cette histoire.
CLVI
LE comte Roland combat noblement, mais son corps est trempé de sueur et brûle ; et dans sa tête il sent un grand mal : parce qu'il a sonné son cor, sa tempe s'est rompue. Mais il veut savoir si Charles viendra. Il prend l'olifant, sonne, mais faiblement. L'empereur s'arrête, écoute : « Seigneurs », dit-il, « malheur à nous ! Roland, mon neveu, en ce jour, nous quitte. A la voix de son cor j'entends qu'il ne vivra plus guère. Qui veut le joindre, qu'il presse son cheval ! Sonnez vos clairons, tant qu'il y en a dans cette armée ! » Soixante mille clairons sonnent, et si haut que les monts retentissent et que répondent les vallées. Les païens l'entendent, ils n'ont garde d'en rire. L'un dit à l'autre : « Bientôt Charles sera sur nous. »
CLVII
LES païens disent : « L'empereur revient : de ceux de France entendez sonner les clairons. Si Charles vient, il y aura parmi nous du dommage. Si Roland survit, notre guerre recommence ; l'Espagne, notre terre, est perdue. » Quatre cents se rassemblent, portant le heaume, de ceux qui s'estiment les meilleurs en bataille. Ils livrent à Roland un assaut dur et âpre. Le comte a de quoi besogner pour sa part.
CLVIII
LE comte Roland, quand il les voit venir, se fait plus fort, plus fier, plus ardent. Il ne leur cédera pas tant qu'il sera en vie. Il monte le cheval qu'on appelle Veillantif. Il l'éperonne bien de ses éperons d'or fin ; au plus fort de la presse, il va tous les assaillir. Avec lui, l'archevêque Turpin. Les païens l'un à l'autre se disent : « Ami, venez-vous-en ! De ceux de France nous avons entendu les cors : Charles revient, le roi puissant. »
CLIX
LE comte Roland jamais n'aima un couard, ni un orgueilleux, ni un méchant, ni un chevalier qui ne fût bon guerrier. Il appela l'archevêque Turpin : « Sire, vous êtes à pied et je suis à cheval. Pour l'amour de vous je tiendrai ferme en ce lieu. Ensemble nous y recevrons et le bien et le mal ; je ne vous laisserai pour nul homme fait de chair. Nous allons rendre aux païens cet assaut. Les meilleurs coups sont ceux de Durendal. » L'archevêque dit – Honni qui bien ne frappe ! Charles revient, qui bien nous vengera ! »
CLX
LES païens disent : « Nous sommes nés à la malheure ! Quel douloureux jour s'est levé pour nous ! Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs. Charles revient, le vaillant, avec sa grande armée. De ceux de France, nous entendons les clairons sonner clair ; ils crient « Montjoie ! » à grand bruit. Le comte Roland est de si fière hardiesse que nul homme fait de chair ne le vaincra jamais. Lançons contre lui nos traits, puis laissons-lui le champ. » Et ils lancèrent contre lui des dards et des guivres sans nombre, des épieux, des lances, des museraz empennés. Ils ont brisé et troué son écu, rompu et démaillé son haubert ; mais son corps, ils ne l'ont pas atteint. Pourtant, ils lui ont blessé Veillantif de trente blessures ; sous le comte ils l'ont abattu mort. Les païens s'enfuient, ils lui laissent le champ. Le comte Roland est resté, démonté.