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LXVI

HAUTS sont les monts et ténébreux les vaux, les roches bises, sinistres les défilés. Ce jour-là même, les Français les passent à grande douleur. De quinze lieues on entend leur marche. Quand ils parviennent à la terre des Aïeux et voient la Gascogne, domaine de leur seigneur, il leur souvient de leurs fiefs, et des filles de chez eux, et de leurs nobles femmes. Pas un qui n'en pleure de tendresse. Sur tous les autres Charles est plein d'angoisse : aux ports d'Espagne, il a laissé son neveu. Pitié lui en prend ; il pleure, il ne peut s'en tenir.

LXVII

LES douze pairs sont restés en Espagne ; en leur compagnie, vingt mille Français, tous sans peur et qui ne craignent pas la mort. L'empereur s'en retourne en France ; sous son manteau il cache son angoisse. Auprès de lui le duc Naimes chevauche, qui lui dit : « Qu'est-ce donc qui vous tourmente ? » Charles répond : « Qui le demande m'offense. Ma douleur est si grande que je ne puis la taire. Par Ganelon France sera détruite. Cette nuit une vision me vint, de par un ange : entre mes poings, Ganelon brisait ma lance, et voici qu'il a marqué mon neveu pour l'arrière-garde. Je l'ai laissé dans une marche étrangère. Dieu ! si je le perds, jamais je n'aurai qui le remplace. »

LXVIII

CHARLEMAGNE pleure, il ne peut s'en défendre. Cent mille Français s'attendrissent sur lui et tremblent pour Roland, remplis d'une étrange peur. Ganelon le félon l'a trahi : il a reçu du roi païen de grands dons, or et argent, ciclatons et draps de soie, mulets et chevaux, et chameaux et lions. Or Marsile a mandé par l'Espagne les barons, comtes, vicomtes et ducs et almaçours, les amirafles et les fils des comtors. Il en rassemble en trois jours quatre cent mille, et par Saragosse fait retentir ses tambours. On dresse sur la plus haute tour Mahomet, et chaque païen le prie et l'adore. Puis, à marches forcées, par la Terre Certaine, tous chevauchent, passent les vaux, passent les monts : enfin ils ont vu les gonfanons de ceux de France. L'arrière-garde des douze compagnons ne laissera pas d'accepter la bataille.

LXIX

LE neveu de Marsile, sur un mulet qu'il touche d'un bâton, s'est avancé. Il dit à son oncle, en riant bellement : « Beau sire roi, je vous ai si longuement servi ; j'ai reçu pour tout salaire des peines et des tourments ! Tant de batailles livrées et gagnées ! Donnez-moi un fief : le don de frapper contre Roland le premier coup ! Je le tuerai de mon épieu tranchant. Si Mahomet me veut prendre en sa garde, j'affranchirai toutes les contrées de l'Espagne, depuis les ports d'Espagne jusqu' à Durestant. Charles sera las, les Français se rendront ; vous n'aurez plus de guerre de toute votre vie. » Le roi Marsile lui en donne le gant.

LXX

LE neveu de Marsile tient le gant dans son poing. Il dit à son oncle une parole fière : « Beau sire roi, vous m'avez fait un grand don. Or, choisissez-moi douze de vos barons ; avec eux je combattrai les douze pairs. » Tout le premier, Falsaron répond, qui était frère du roi Marsile : « Beau sire neveu, nous irons, vous et moi ; certes, nous la livrerons, cette bataille, à l'arrière-garde de la grande ost de Charles. C'est jugé : nous les tuerons ! »

LXXI

VIENT d'autre part le roi Corsalis. Il est de Barbarie et sait les arts maléfiques. Il parle en vrai baron : pour tout l'or de Dieu il ne voudrait faire une couardise [… ]. Vient au galop Malprimis de Brigant : à la course, il est plus vite qu'un cheval. Devant Marsile il s'écrie à voix très haute : « je mènerai mon corps à Roncevaux. Si j'y trouve Roland, je saurai le mater. »

LXXII

UN amurafle est là, de Balaguer. Son corps est très beau, sa face hardie et claire. Quand une fois il s'est mis en selle, il se fait fier sous l'armure. Pour le courage il a bonne renommée : vrai baron, s'il était chrétien. Devant Marsile, il s'est écrié : « A Roncevaux, j'irai jouer mon corps. Si j'y trouve Roland, il est mort, et morts Olivier et tous les douze pairs, et morts tous les Français, à grand deuil, à grand'honte. Charles le Grand est vieux, il radote ; il en aura assez de mener sa guerre ; l'Espagne nous restera, affranchie. » Le roi Marsile lui rend maintes grâces.

LXXIII

UN almaçour est là, de Moriane : il n'y a pas plus félon sur la terre d'Espagne. Devant Marsile il fait sa vanterie : « A Roncevaux je conduirai ma gent, vingt mille hommes, portant écus et lances. Si je trouve Roland, il est mort, je lui en jure ma foi : chaque jour Charles en dira sa plainte. »

LXXIV

D'AUTRE part, voici Turgis de Tortelose : il est comte et la cité de Tortelose est sienne. Aux chrétiens il souhaite male mort. Il se range devant Marsile près des autres et dit au roi : « Ne craignez rien ! Plus vaut Mahomet que saint Pierre de Rome : si vous le servez, l'honneur du champ nous restera. A Roncevaux j'irai joindre Roland : nul ne le garantira contre la mort. Voyez mon épée, qui est bonne et longue. Contre Durendal je veux l'essayer. Laquelle aura le dessus ? Vous l'entendrez bien dire. Les Français périront, si contre nous ils s'aventurent. Charles le Vieux en aura douleur et honte. Jamais plus sur terre il ne portera la couronne. »

LXXV

D'AUTRE part voici Escremiz de Valterne. Il est Sarrasin et Valterne est son fief. Devant Marsile il s'écrie dans la foule : « A Roncevaux j'irai, pour abattre l'orgueil. Si j'y trouve Roland, il n'en remportera pas sa tête, ni Olivier, celui qui commande les autres. Les douze pairs sont tous marqués pour périr. Les Français mourront, la France en sera vidée. Charles aura disette de bons vassaux. »

LXXVI

D 'AUTRE part voici un païen, Esturgant ; avec lui Estramariz, un sien compagnon : tous deux félons, traîtres prouvés. Marsile dit : « Seigneurs, avancez ! A Roncevaux vous irez au passage des ports, et vous aiderez à conduire ma gent. » Et ils répondent : « A votre commandement ! Nous attaquerons Olivier et Roland ; contre la mort les douze pairs n'auront pas de garant. Nos épées sont bonnes et tranchantes : nous les ferons vermeilles de sang chaud. Les Français mourront, Charles en pleurera ; la Terre des Aïeux, nous vous la donnerons. Venez-y, roi ; en vérité, vous le verrez : nous vous donnerons l'empereur lui-même. »

LXXVII

TOUT courant vient Margariz de Séville. Celui-là tient la terre jusqu'aux Cazmarines. Pour sa beauté les dames lui sont amies : pas une qui, à le voir, ne s'épanouisse et ne lui rie. Nul païen n'est si bon chevalier. Il vient dans la foule et par-dessus les autres crie au roi : « N'ayez nulle crainte ! A Roncevaux j'irai tuer Roland ; non plus que lui Olivier ne sauvera sa vie ; les douze pairs sont restés pour leur martyre. Voyez mon épée, dont la garde est d'or : c'est l'émir de Primes qui me l'envoya. En un sang vermeil, je vous le jure, elle plongera. Les Français mourront, France en sera honnie. Charles le Vieux, à la barbe fleurie, à chaque jour qu'il vivra, en aura deuil et courroux. Avant un an, nous aurons la France pour butin ; nous pourrons coucher au bourg de Saint-Denis. » Le roi païen s'incline devant lui profondément.

LXXVIII

D'AUTRE part voici Chernuble de Munigre. Sa chevelure qui flotte descend jusqu'à terre. Il peut en se jouant, quand l'humeur lui en prend, porter, et au delà, la charge de quatre mulets bâtés. Au pays dont il est, le soleil, dit-on ( ?), ne luit pas, le blé ne peut pas croître, la pluie ne tombe pas, la rosée ne se forme pas ; il n'y a pierre qui ne soit toute noire. Plusieurs disent que c'est la demeure des diables. Chernuble dit : « J'ai ceint ma bonne épée ; à Roncevaux, je la teindrai en rouge. Si je trouve Roland le preux sur ma voie sans que je l'assaille, jamais ne me croyez plus. Et de mon épée je conquerrai Durendal. Les Français mourront, France en sera déserte. » A ces mots les douze pairs s'assemblent. Avec eux ils emmènent cent mille Sarrasins, qui brûlent de combattre et se hâtent. Ils vont sous une sapinière pour s'armer.