LXXIX
LES païens s'arment de hauberts sarrasins, presque tous à triple épaisseur de mailles, lacent leurs très bons heaumes de Saragosse, ceignent des épées d'acier viennois. Ils ont de riches écus, des épieux de Valence et des gonfanons blancs et bleus et vermeils. Ils ont laissé mulets et palefrois, ils montent sur les destriers et chevauchent en rangs serrés. Clair est le jour et beau le soleil : pas une armure qui toute ne flamboie. Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau. Le bruit est grand : les Français l'entendirent. Olivier dit : « Sire compagnon, il se peut, je crois, que nous ayons affaire aux Sarrasins. » Roland répond : « Ah ! que Dieu nous l'octroie ! Nous devons tenir ici, pour notre roi. Pour son seigneur on doit souffrir toute détresse, et endurer les grands chauds et les grands froids, et perdre du cuir et du poil. Que chacun veille à y employer de grands coups, afin qu'on ne chante pas de nous une mauvaise chanson ! Le tort est aux païens, aux chrétiens le droit. Jamais on ne dira rien de moi qui ne soit exemplaire. »
LXXX
OLIVIER est monté sur une hauteur [… ]. Il regarde à droite par un val herbeux : il voit venir la gent des païens. Il appelle Roland, son compagnon : « Du côté de l'Espagne, je vois venir une telle rumeur, tant de hauberts qui brillent, tant de heaumes qui flamboient ! Ceux-là mettront nos Français en grande angoisse. Ganelon le savait, le félon, le traître, qui devant l'empereur nous désigna. – Tais-toi, Olivier », répond Roland ; « il est mon parâtre ; je ne veux pas que tu en sonnes mot ! »
LXXXI
OLIVIER est monté sur une hauteur. Il voit à plein le royaume d'Espagne et les Sarrasins, qui sont assemblés en si grande masse. Les heaumes aux gemmes serties d'or brillent, et les écus, et les hauberts safrés, et les épieux et les gonfanons fixés aux hampes. Il ne peut dénombrer même les corps de bataille : ils sont tant qu'il n'en sait pas le compte. Au dedans de lui-même il en est grandement troublé. Le plus vite qu'il peut, il dévale de la hauteur, vient aux Français, leur raconte tout.
LXXXII
OLIVIER dit : « J'ai vu les païens. Jamais homme sur terre n'en vit plus. Devant nous ils sont bien cent mille, l'écu au bras, le heaume lacé, le blanc haubert revêtu ; et leurs épieux bruns luisent, hampe dressée. Vous aurez une bataille, telle qu'il n'en fut jamais. Seigneurs Français, que Dieu vous donne sa force ! Tenez fermement, pour que nous ne soyons pas vaincus ! » Les Français disent : « Honni soit qui s'enfuit ! Jusqu'à la mort, pas un ne voudra vous faillir. »
LXXXIII
OLIVIER dit : « Les païens sont très forts ; et nos Français, ce me semble, sont bien peu. Roland, mon compagnon, sonnez donc votre cor : Charles l'entendra, et l'armée reviendra. » Roland répond : « Ce serait faire comme un fou. En douce France j'y perdrais mon renom. Sur l'heure je frapperai de Durendal, de grands coups. Sa lame saignera jusqu'à l'or de la garde. Les félons païens sont venus aux ports pour leur malheur. Je vous le jure, tous sont marqués pour la mort. »
LXXXIV
« ROLAND, mon compagnon, sonnez l'olifant ! Charles l'entendra, ramènera l'armée ; il nous secourra avec tous ses barons. » Roland répond : « Ne plaise à Dieu que pour moi mes parents soient blâmés et que douce France tombe dans le mépris ! Mais je frapperai de Durendal à force, ma bonne épée que j'ai ceinte au côté ! Vous en verrez la lame tout ensanglantée. Les félons païens se sont assemblés pour leur malheur. Je vous le jure, ils sont tous livrés à la mort. »
LXXXV
« ROLAND, mon compagnon, sonnez votre olifant ! Charles l'entendra, qui est au passage des ports. Je vous le jure, les Français reviendront. – Ne plaise à Dieu », lui répond Roland, « qu'il soit jamais dit par nul homme vivant que pour des païens j'aie sonné mon cor ! Jamais mes parents n'en auront le reproche. Quand je serai en la grande bataille, je frapperai mille coups et sept cents, et vous verrez l'acier de Durendal sanglant. Les Français sont hardis et frapperont vaillamment ; ceux d'Espagne n'échapperont pas à la mort. »
LXXXVI
OLIVIER dit : « Pourquoi vous blâmerait-on ? J'ai vu les Sarrasins d'Espagne : les vaux et les monts en sont couverts et les collines et toutes les plaines. Grandes sont les armées de cette engeance étrangère et bien petite notre troupe ! » Roland répond : « Mon ardeur s'en accroît. Ne plaise au Seigneur Dieu ni à ses anges qu'à cause de moi France perde son prix ! J'aime mieux mourir que choir dans la honte ! Mieux nous frappons, mieux l'empereur nous aime. »
LXXXVII
ROLAND est preux et Olivier sage. Tous deux sont de courage merveilleux. Une fois à cheval et en armes, jamais par peur de la mort ils n'esquiveront une bataille. Les deux comtes sont bons et leurs paroles hautes. Les païens félons chevauchent furieusement. Olivier dit : « Roland, voyez : ils sont en nombre. Ceux-ci sont près de nous, mais Charles est trop loin ! Votre olifant, vous n'avez pas daigné le sonner. Si le roi était là, nous ne serions pas en péril. Regardez en amont vers les ports d'Espagne ; vous pourrez voir une troupe digne de pitié : qui aura fait aujourd'hui l'arrière-garde ne la fera plus jamais. » Roland répond : « Ne parlez pas si follement ! Honni le cœur qui dans la poitrine s'accouardit ! Nous tiendrons fermement, sur place : C'est nous qui mènerons joutes et mêlées. »
LXXXVIII
QUAND Roland voit qu'il y aura bataille, il se fait plus fier que lion ou léopard. Il appelle les Français et Olivier : « Sire compagnon, ami, ne parlez plus ainsi ! L'empereur, qui nous laissa des Français, a trié ces vingt mille : il savait que pas un n'est un couard. Pour son seigneur on doit souffrir de grands maux et endurer les grands chauds et les grands froids, et on doit perdre du sang et de la chair. Frappe de ta lance, et moi de Durendal, ma bonne épée, que me donna le roi. Si je meurs, qui l'aura pourra dire : “Ce fut l'épée d'un noble vassal.” »
LXXXIX
D'AUTRE part voici l'archevêque Turpin. Il éperonne et monte la pente d'un tertre. Il appelle les Français et les sermonne : « Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici : pour notre roi nous devons bien mourir. Aidez à soutenir la chrétienté ! Vous aurez une bataille, vous en êtes bien sûrs, car de vos yeux vous voyez les Sarrasins. Battez votre coulpe, demandez à Dieu sa merci ; je vous absoudrai pour sauver vos âmes. Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, vous aurez des sièges au plus haut paradis. » Les Français descendent de cheval, se prosternent contre terre, et l'archevêque, au nom de Dieu, les a bénis. Pour pénitence, il leur ordonne de frapper.
XC
LES Français se redressent et se mettent sur pieds. Ils sont bien absous, quittes de leurs péchés, et l'archevêque, au nom de Dieu, les a bénis. Puis ils sont remontés sur leurs destriers bien courants. Ils sont armés comme il convient à des chevaliers, et tous bien appareillés pour la bataille. Le comte Roland appelle Olivier : « Sire compagnon, vous disiez bien, Ganelon nous a tous trahis. Il en a pris pour son salaire de l'or, des richesses, des deniers. Puisse l'empereur nous venger ! Le roi Marsile nous a achetés par marché ; mais la marchandise, il ne l'aura que par l'épée ! »