— Ils mettront du temps avant de le trouver, mon général, dit ce dernier.
Les pupilles du général s’étrécirent en sondant le bas des marches et le tunnel qui s’enfonçait sous le parc.
— Ils ont sûrement fermé toutes les routes, dit-il. Le seul moyen de fuir, c’est par les collines. À cheval…
Il promena sa main sur sa hanche, passant le doigt sur la lame du « poignard Légion » – en réalité une baïonnette de fusil US 17 transformée en poignard – qui le suivait depuis les années 80. Il était en tenue de combat camouflée, les pieds dans des chaussures de brousse. Son bon vieux Glock 17 à la ceinture.
Il consulta sa montre. 0 h 12. Ses pas se répercutaient dans le long tunnel humide. Kievert devait presque trottiner pour le suivre. Il observait la haute silhouette qui marchait devant lui en se disant que cet homme appartenait à une autre époque, à une autre espèce. Comme il l’admirait. De loin en loin, une lampe dans son logement grillagé jetait un halo vaporeux sur le couloir. Des gouttes tombaient du plafond.
Ils atteignirent un deuxième escalier qui remontait vers la surface. Le général pressa un interrupteur. Un rai de lumière horizontal apparut sous une porte, là-haut, dans la pénombre. Il grimpa les marches. Fit signe à Kievert d’attendre. Prêta l’oreille. Rien. Il tira le battant. Le passage donnait sur les écuries. Une forte odeur de chevaux, de crottin et de détergent les assaillit. Kievert transpirait. Ses yeux le brûlaient. Il faisait chaud là-dedans. Il était presque sûr que le général n’avait pas une goutte de sueur sur le front. Il se mit en marche derrière lui. De chaque côté de l’allée, dans les boxes, les puissantes croupes des chevaux formaient comme une haie d’honneur, leurs longues queues soyeuses s’agitant doucement. Kievert entendit un hélicoptère quelque part. Et des sirènes en approche. Le général avançait dans l’allée, ouvrait les boxes les uns après les autres. Les portillons rebondissaient, les chevaux commençaient à s’agiter. Le général émettait des sifflements et des claquements de langue en avançant. Des hennissements lui répondirent. Des sabots frappèrent le sol. Kievert le vit atteindre la double porte à l’entrée des écuries, repousser les battants qui s’ouvrirent en grand sur la nuit pluvieuse. Kievert se figea. Des cris à l’extérieur. Des appels. Mais assez lointains. Ils devaient le croire dans le château. Revenant en arrière, le général entra dans les boxes, en chassa les animaux un par un en faisant claquer sa langue comme un berger. Les chevaux se mirent à hennir de plus belle, nerveusement. Rendus fous d’excitation et de peur, ils se précipitaient hors des stalles. Kievert avait le cœur qui battait à l’unisson de celui des chevaux ; la peur des animaux le contaminait, entrait en lui. Il étouffa un juron quand l’une des grandes et nobles bêtes le frôla. Il faillit perdre l’équilibre, s’écarta brusquement. Il avait la tête qui tournait. Toutes ces bêtes affolées qui se ruaient vers la sortie, se poussaient les unes les autres dans une mêlée furieuse, un grondement de sabots trépidant, un concert de hennissements énervés, et lui au milieu. Il se plaqua contre la paroi de bois pour éviter d’être renversé, piétiné. Vit le général marcher derrière la horde. Ses yeux bleus étincelaient. Il semblait en transe, en proie à une fureur démente. Kievert ne l’avait jamais vu ainsi.
— Rendez-vous à la police, Kievert, dit le général d’une voix impérieuse en passant devant lui. Vous n’avez pas assisté aux réunions, vous n’avez jamais participé à la chasse, vous n’étiez pas au courant… Les autres témoigneront, les petits juges vous rendront votre liberté… Merci, Kievert ! Allez rejoindre votre épouse. Elle doit être morte de peur. Vous avez été le plus fidèle, le plus loyal de mes soldats, je ne l’oublierai jamais… Vous êtes un homme d’honneur.
Kievert sentit les larmes monter. Alors c’était ici que ça s’arrêtait ? Toutes ces années. Tous ces combats partagés. La camaraderie, l’esprit, les valeurs. Tout ça pour ça ? Où étaient les valeurs aujourd’hui ? Dans quel monde vivaient-ils ? Le général était celui qui lui avait rendu cette époque supportable. Il était seul maintenant. Si seul… Qu’allait-il devenir ? Son cerveau refusait de l’admettre. Il essaya de réfléchir, mais sa tête était vide.
Les larmes aux yeux, il vit le général empoigner la crinière du dernier cheval et se hisser dessus d’un bond, avec une souplesse sidérante pour son âge.
SAMIRA, VINCENT et Martin regardaient celui qui leur faisait face. La bande du général avait à l’évidence infiltré jusqu’aux plus hauts échelons de la hiérarchie policière. Combien d’autres flics, officiers, gardiens de la paix, gendarmes, militaires étaient dans le coup ? se demanda Servaz.
Le colérique commissaire divisionnaire Chabrillac avait perdu de sa superbe. Il était pâle et défait dans la lueur des néons.
— Patron, lui dit Samira avec un timbre cruel, est-ce qu’on s’est assez démenés à votre goût, cette fois ?
Le divisionnaire eut l’air de vouloir l’étrangler de ses propres mains.
— Vous voulez toujours qu’on passe le dossier à l’IGPN ? lui demanda Vincent sur le même ton.
— Vous ne comprenez pas, gronda le divisionnaire, tout ça vous dépasse… Vous êtes tous si naïfs ! Vous croyez que vous travaillez pour le bien public en nous arrêtant ? Regardez autour de vous ! Les béances de la loi et les failles de nos démocraties sont devenues les boulevards dans lesquels s’engouffrent nos ennemis, tous ceux qui veulent nous détruire de l’intérieur ! Seuls des hommes comme le général peuvent encore nous sauver. Il n’y a pas d’autre choix dans une société que la résistance à ce qui veut la détruire ! Vous devriez nous rejoindre… Vous devriez…
— Où est Léa ? demanda Servaz à Samira. Je veux la voir…
Soudain, des cris et des hennissements s’élevèrent à l’extérieur et ils se ruèrent vers la sortie, abandonnant Chabrillac et les autres aux hommes du RAID. Servaz jaillit sous la pluie. Des chevaux couraient dans tous les sens, le poil luisant d’humidité, le regard fou, les crinières au vent, et les membres de la BRI et ceux de la Division des affaires criminelles essayaient en vain de les arrêter, de les maîtriser. La nuit résonnait de cris, de hennissements, de cavalcades, dans le chaos le plus total. Les chevaux galopaient, s’arrêtaient, repartaient en sens inverse, se heurtaient les uns aux autres. Servaz vit un des hommes être jeté dans la boue par une bête, rouler sur lui-même pour éviter ses sabots et être heurté par ceux d’une deuxième. Le policier, toujours à terre, poussa un cri de douleur.
— Bon Dieu ! s’exclama Samira.
— Où est le général ? demanda-t-il.
La pluie lui martelait le crâne, coulait dans son col et sa nuque. Il essuya l’eau dans ses yeux.
— Les types du RAID sont là-bas. On dirait qu’ils ne l’ont pas trouvé…
Il comprit que les chevaux faisaient diversion. Balaya la propriété du regard. L’aperçut. Le cavalier. Il dévalait la colline sur leur droite. Il était déjà à plusieurs centaines de mètres. Il s’approchait d’une haie vive et d’arbres clôturant la prairie en contrebas ; des silhouettes couraient à sa poursuite dans la pente.
— File-moi ton arme ! lança-t-il à Vincent.
Espérandieu hésita, la lui tendit.
— Martin, le RAID doit être entré en action ! s’exclama Samira. C’est dangereux !
LE GÉNÉRAL sauta à bas de sa monture, la calma d’une tape. Il courut jusqu’au portail de bois dans la haie, entre deux acacias, souleva la clenche, tira le loquet. Puis il remonta sur son cheval, franchit le portail et s’élança dans la pente au-delà. La pluie lui coulait sur le visage, et il plissa ses yeux bleus tout en serrant ses genoux autour des flancs de sa monture. L’herbe détrempée et glissante et la terre spongieuse sous les sabots de Baron Nishi, son cheval préféré, l’inquiétaient davantage que les flics derrière lui, qui étaient à pied et qui n’oseraient pas tirer, sauf en cas de légitime défense. À moins que l’un d’eux n’ait assez de tripes. Il essuya son visage, agrippant la crinière du cheval de l’autre main. Soudain, une paire de phares apparut sur sa droite. Merde ! Un de leurs Toyota Land Cruiser roulait en cahotant le long du petit sentier qui débouchait sur la prairie en pente ; la pluie zébrait d’étincelles le tunnel tressautant de ses phares. La trajectoire du tout-terrain était perpendiculaire à la sienne.