Il encouragea Baron Nishi, dépassant le Land Cruiser, le laissant derrière lui, mais nul doute que celui-ci allait incurver sa trajectoire pour le suivre sur la pente. Il étreignit plus fort les flancs du cheval, sur lesquels l’averse ruisselait. Sa tenue de combat était trempée mais il n’y prêtait pas attention. Il avait connu tellement de situations semblables au cours de sa carrière.
Le Toyota Land Cruiser était juste derrière eux. Il le savait au faisceau lumineux bondissant qui, par moments, projetait l’ombre du cheval devant lui et faisait briller à la fois l’herbe mouillée et la pluie. Ils approchaient du bas de la colline – là où se trouvait le principal obstacle. Une clôture de fil de fer barbelé qui longeait un ruisseau. Il n’avait plus le temps de chercher une autre issue. Pas avec ce foutu Land Cruiser collé à ses basques. Il n’y avait qu’un moyen de le semer… Baron Nishi en était capable. Il donna à sa monture une dernière impulsion. Le cheval fonçait vers la clôture. Il soupçonna que le Land Cruiser avait ralenti. C’était maintenant… Il avait lui-même choisi cette ronce de barbelé. Il savait à quel point elle était coupante.
Vas-y, mon beau, saute…
Le cheval se rua sur les barbelés. Le général cria. Son cœur se mit à battre au même rythme fébrile que celui de l’animal. Baron Nishi allait s’élancer quand, soudain, au dernier moment, l’animal refusa l’obstacle et freina des quatre fers. Passant par-dessus la nuque et les oreilles du cheval en vol plané, Thibault Donnadieu de Ribes fut projeté dans les airs. Il sentit les pointes traverser le tissu et pénétrer dans sa chair quand il atterrit dans la clôture.
Il eut l’impression qu’une créature vicieuse et dentue refermait ses tentacules sur lui. Puis il ne bougea plus. Le cul dans la boue du ruisseau, les joues et le front sanguinolents, il était captif d’une prison d’acier galvanisé.
Il ne crie pas. La bouche ouverte, il respire calmement. La pluie tombe sur lui ; elle coule dans ses yeux, sur sa nuque, le long de son dos, sous la tenue de combat. Il sent les mille petites coupures dues aux pointes acérées qui entrent dans sa chair, la déchirent millimètre par millimètre. Il a le cou, les joues, les bras et le torse emprisonnés dans le fil de fer barbelé. Son pouls bat tout contre une des pointes, qui appuie à son tour sur sa carotide. Le lacis des pointes en acier galvanisé forme une prison redoutable.
Sans bouger, il les regarde descendre la colline. Marcher vers lui. C’est étonnant à quel point on peut avoir les idées claires dans ces moments-là. Comme quand, en Afghanistan ou dans la forêt congolaise, avec ses hommes il était cerné par des ennemis plus nombreux, drogués et prêts à mourir. Ceux qui s’approchent ne sont pas drogués, ni prêts à mourir, c’est leur civilisation qui se meurt. Celle qu’il a défendue toute sa vie. Il est du mauvais côté de l’Histoire, il le sait, mais ça n’a plus aucune espèce d’importance à présent. Il a son destin en main – c’est le cas de le dire : il sent les pointes s’enfonçant dans ses paumes, le sang qui goutte. Il lui suffira de tirer d’un coup sec et tout sera fini. À quoi pense-t-il en cet instant ? Il pense que cette époque n’était plus la sienne, de toute façon…
63
IL DESCENDIT en courant la colline, dérapa sur l’herbe aussi glissante que la glace d’une patinoire, récupéra son arme, se releva, repartit. Quand Servaz parvint à la hauteur des autres, ils s’écartèrent et il put voir. Il fixa la forme illuminée par les phares du Land Cruiser, prise dans l’inextricable écheveau des spires d’acier et des pointes acérées. Les joues du général saignaient. Ses yeux bleus les ignoraient, braqués droit devant.
— Général, dit Servaz. Nous allons vous sortir de là.
Dans la lumière violente et striée de pluie, les yeux très bleus bougèrent lentement, comme ceux d’une poupée, pour venir se poser sur lui.
— Je ne vous le conseille pas…
— Quoi ?
— Vous voyez ces deux pointes contre mon cou, commandant ? Elles appuient très exactement à hauteur de ma carotide. Croyez-moi, je sais de quoi je parle. Il suffit que je tire d’un coup sec sur ce fil. Le temps qu’il vous faudra pour me dégager, je me serai vidé de mon sang.
Servaz regardait le général, qui le fixait en retour.
— Qu’est-ce qu’on fait alors ? demanda-t-il.
— Vous rien, commandant, répondit le général en cillant à cause de la pluie mais aussi à cause du sang qui coulait de son front ouvert comme d’une couronne d’épines. Si ce n’est m’écouter…
Servaz devina qu’un des hommes repartait chercher du secours – sans doute une ambulance et une civière. Il doutait qu’il revînt à temps.
— Vous avez déjà été à Hong Kong, commandant ? demanda doucement Thibault Donnadieu de Ribes. Vous avez déjà vu les merveilles du pays dogon ? La nuit tomber sur Le Cap ? Vous connaissez le parc de Namib-Naukluft ? Et la mosquée bleue de Mazâr-e Charîf ? La grande migration des gnous au Serengeti ? Il y a tant de choses à voir dans ce monde, commandant. Mais figurez-vous que c’est ici que je suis né et c’est sur ce sol que je veux mourir.
— Vous n’allez pas mourir, général… Vous allez être jugé pour avoir causé la mort d’un gosse innocent et assassiné Kevin Debrandt – en attendant d’autres inculpations.
— Ce n’étaient pas des gosses, et ils n’étaient pas si innocents que ça… Pas de sentimentalisme, commandant. S’il vous plaît, j’en ai assez d’entendre gémir toutes ces belles âmes. Vous croyez que notre ennemi a ce genre de scrupules ?
— De quel ennemi parlez-vous, général ?
Il vit une écharde de fureur s’allumer fugitivement dans le regard bleu. De nouveaux nuages crevèrent et la pluie redoubla. Le visage ruisselant, Thibault Donnadieu de Ribes le dévisagea.
— Adieu, commandant…
— Général !
Servaz bondit. Trop tard. Le visage de son vis-à-vis était calme, empreint d’une sorte de paix intérieure, quand il tira d’un coup sec sur le fil de fer barbelé qu’il empoignait. Servaz vit les pointes entrer dans le cou, percer le gonflement cylindrique et pulsatile de la carotide. Pendant une fraction de seconde, il crut qu’il n’allait rien se passer. Qu’on allait en rester là. Pas d’hémorragie. Pas de geyser de sang. Rien de spectaculaire ni de trop théâtral. Puis, d’un coup, le sang jaillit, tel le pétrole d’un puits au temps de la ruée vers l’or noir, un jet puissant et sombre. Qui éclaboussa le métal, la boue, l’herbe, leurs mains qui se démenaient sous la pluie battante pour entrouvrir la prison d’acier. Servaz sentait les pointes mordre ses paumes, les déchirer, mais il n’en continuait pas moins de secouer furieusement les spires, à genoux dans la boue, comme les autres.