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LE CŒUR DU GÉNÉRAL continua de pomper quand lui-même, indifférent aux efforts de ces hommes pour le libérer, contemplait déjà la mort qui approchait. Et cela arriva : il revint au manoir de son enfance. Aux grands chênes du parc et au verger inondé par le soleil de juin. Un dimanche à la campagne. Son père en uniforme de capitaine d’infanterie plein de boutons qui brillent dans la lumière et son grand-père – qui a connu l’affaire Dreyfus et la Grande Guerre –, assis sur une chaise sous le tilleul, un chapeau de paille mêlant son ombre à celle des feuillages. Le vrombissement des insectes, la chaleur estivale, les cygnes sur l’étang, le parfum de glycine et la douce odeur de maman en robe d’été à volants. Il a dix ans. À la radio, dont l’écho lointain leur parvient de l’intérieur de la maison, Sheila chante L’Heure de la sortie et Polnareff La Poupée qui fait non. Pendant qu’un garçon en culottes courtes – qui a toute la vie devant lui – court à travers le parc, un bâton en forme de fusil dans les mains, et crie : « Pan ! Pan ! »

Progressivement, ses yeux lavés par la pluie, ses yeux qui regardaient l’enfance, qui regardaient le passé, qui savaient que le seul combat qu’on ne gagne pas est celui-là, se firent opaques. Fixes et mats comme des billes bleues.

ILS MIRENT un temps fou à couper les liens d’acier à l’aide de cisailles et à l’extirper de sa prison. Sa tenue de combat gorgée d’eau de pluie avait été aspergée de son sang. Ils l’ouvrirent avec une paire de ciseaux, l’allongèrent sur l’herbe. Mais il avait déjà cessé de respirer.

Épilogue

LES DERNIÈRES GOUTTES de pluie tombèrent et l’averse cessa. Les lueurs colorées des gyrophares virevoltaient dans les flaques d’eau et faisaient reluire le gravier détrempé. Le dense tissu sonore – voix, appels, crachotement des talkies-walkies – qui les entourait était cependant amorti par leur indifférence.

Adossé à l’arrière de l’ambulance ouverte, Servaz se doutait que derrière ce chaos apparent une organisation se mettait en place. Debout à côté de lui, Léa avait quitté le brancard qu’on lui avait assigné et buvait un café en suivant pareillement les opérations.

— On dirait qu’ils ont enfin réussi à rentrer tous les chevaux, commenta-t-elle.

Cela leur arracha un sourire. Assister au spectacle d’hommes du RAID lourdement harnachés et bottés courant après ces élégantes créatures les avait divertis un moment.

— Comment tu te sens ?

— Un peu secouée…

Elle tourna son regard vers lui.

— Ça m’a au moins permis de prendre conscience d’une chose…, ajouta-t-elle.

Il lui lança un coup d’œil interrogateur.

— … de ce qu’est ton métier, dit-elle.

Il secoua la tête.

— Ah non, non : ça, c’était une journée pas comme les autres… C’est beaucoup plus ennuyeux et routinier d’habitude.

Il hésita, saisit la main de Léa. Elle le laissa faire, tenant son gobelet fumant de l’autre ; la couverture de survie métallisée sur ses épaules brasillait en reflétant les lueurs des gyrophares.

Un homme fumait plus loin, et Servaz résista à l’envie de sortir son paquet de cigarettes.

Il regarda sa montre. 3 heures du matin. Chercha des yeux Samira et Vincent pour leur dire qu’avec Léa ils rentraient, mais il ne les vit pas. Esther Kopelman était partie en ambulance une heure plus tôt, en pestant et en protestant que « ça allait très bien comme ça, merci ». Elle en avait sa claque de voir des médecins, ils étaient déjà sur toutes les chaînes de télé ; elle préférait rentrer en taxi, si ça ne les dérangeait pas. Mais ça les dérangeait, visiblement.

— J’ai pris ma décision, dit soudain Léa à côté de lui.

Il reporta son attention sur elle en levant légèrement la tête : elle était un peu plus grande que lui.

— À propos de quoi ?

— De Médecins sans frontières…

Une boule de ciment lui obstrua la gorge. Un talkie-walkie crachota tout près et le juge Nogaret passa à côté d’eux d’un pas rapide, accompagné d’un policier. Il jouait les chefs d’orchestre en essuyant régulièrement les verres de ses lunettes.

— Je croyais que tu l’avais déjà prise ? dit Martin.

— Justement…

Il s’efforça de garder son sang-froid, passant malgré lui en revue les possibilités.

— … j’ai changé d’avis.

Il sentit son cœur battre plus fort. Mais il secoua la tête, prit une longue inspiration avant de parler :

— Je te demande pardon de ne pas t’avoir appuyée. D’avoir été égoïste. D’avoir pensé d’abord à moi. Je sais que c’est important pour toi. Tu devrais le faire… Je ne veux pas que tu me reproches un jour de t’avoir retenue.

Elle eut un geste de dénégation.

— Tu n’y es pas. Ce n’est pas pour toi que je reste, Martin. Ou plutôt si : c’est pour toi, pour moi, pour Gustav et aussi pour le nouveau membre de la famille. Pour tous les quatre…

Il eut un mouvement de déglutition involontaire.

— De quoi tu parles ?

Elle lâcha la main de Martin, posa la sienne sur son ventre.

— Je suis enceinte.

Il la regarda, incrédule.

— Je suis enceinte, répéta-t-elle.

À aucun moment depuis qu’ils se connaissaient l’idée d’avoir un enfant n’avait été évoquée. Léa avait quarante-cinq ans, il en aurait bientôt cinquante-deux. Et il se sentait parfois trop vieux pour élever un enfant de neuf ans, alors ça

— Tu en es sûre ?

Question stupide, il s’en rendit compte. Elle acquiesça.

— Combien de semaines ?

— Cinq.

Il ne dit rien de plus. Un enfant. Leur enfant… Il se demanda s’il avait envie d’être papa une nouvelle fois. Il leva la tête et observa une poignée d’étoiles qui s’étaient mises à briller après la pluie dans une échancrure des nuages. Comme un sable d’or. Son sourire s’élargit.

— Pourquoi tu souris ? demanda Léa, en souriant à son tour.

LE POLICIER CONSULTA sa montre. 7 h 30 du matin. La nuit avait été longue. Elle commençait tout juste à pâlir derrière les grandes fenêtres de l’hôpital. Il se tourna vers l’infirmière.

— Il est réveillé ?

Elle lui fit signe que oui, s’éloigna sans un mot le long du couloir encombré de brancards vides, en faisant claquer les talons de ses Crocs. Il attendit que la silhouette en blouse blanche eût disparu dans un bureau plus loin.

Se levant, il posa son gobelet de café sur sa chaise, près de la porte fermée, cogna doucement sur celle-ci, tourna la poignée sans attendre de réponse.

Dans la chambre faiblement éclairée montait le bruit rythmique, assourdi, de la machine d’assistance respiratoire et des moniteurs, comme le souffle d’un énorme animal. L’homme allongé dans le lit médicalisé était intubé. Il avait aussi un gros pansement à hauteur de la carotide et un autre autour du front. Comme il gardait les paupières closes, le policier crut d’abord qu’il dormait, mais quand les yeux bleus s’ouvrirent d’un coup et se tournèrent vers lui, il sursauta violemment.

Le patient aux yeux bleus – celui que ses soldats appelaient « le Lion », l’homme que les secouristes avaient « ressuscité » in extremis grâce à leurs défibrillateurs et à leurs mains expertes – le fixait en silence et le gardien de la paix eut du mal à soutenir son regard. Il avala sa salive.