— Mon général, commença-t-il timidement, je veux que vous sachiez que vous ne manquerez jamais de rien ici. Ni en cellule. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire, appelez-moi : je suis dans le couloir. Le collègue qui prendra ma relève est aussi des nôtres, il s’occupera bien de vous.
— TU LE VEUX AVEC du ras el-hanout ? demanda Sami.
— Évidemment. Et sans sauce aigre… Alors, comme ça, ils t’ont mis en garde à vue ?
Le visage si expressif de Sami s’assombrit brusquement.
— Oui. N’est-ce pas insultant ? Quand on n’a rien fait, qu’on est un honnête citoyen respectueux des lois, ça ne devrait pas se passer comme ça…
Elle examina l’étroite salle déserte derrière eux, les chaises retournées sur les tables, puis son assiette.
— Il me semble que tu viens juste d’en enfreindre une, de loi, commenta-t-elle.
— Tu n’es pas une cliente, dit-il en secouant la tête et en souriant. Tu es mon amie, la grande Esther Kopelman, défenseuse des causes justes et des déshérités…
— Plutôt des causes perdues et de la cuisine orientale, rectifia-t-elle.
Il rit de bon cœur, de son rire si communicatif, mais elle garda son sérieux.
— Merci, dit-elle.
— De quoi ? rétorqua-t-il. Tu aurais fait pareil pour moi, non ?
Il vit qu’elle avait les yeux embués.
— Kopelman, je préfère quand tu te mets en colère. Ça ne te va pas d’être aussi sentimentale.
Mais il sentit qu’il avait lui-même les yeux humides, et il retourna tout penaud dans sa cuisine pour qu’elle ne le voie pas.
— MERCI D’ÊTRE PASSÉ me rendre compte, commandant, dit une préfète fort aimable le lendemain.
— Je n’avais pas trop le choix, il me semble, répondit-il en évitant de reluquer les jambes croisées et gainées de nylon blanc.
Elle s’était assise au bord du bureau, devant lui. Comme il avait lui-même le séant posé sur un fauteuil bien plus bas, il devait faire un effort et lever le menton pour la regarder.
— Vous êtes un mystère, commandant. Je n’arrive toujours pas à décider si vous êtes un alpha ou un bêta, un carnivore ou un herbivore. Tout milite pourtant pour la première option. En tout cas, vous n’êtes pas un de ces hipsters émasculés qui sont devenus la norme ces temps-ci : ceux qui cachent derrière leurs barbes leur absence de… pilosité mentale, pour le dire ainsi.
Elle décroisa les jambes et, l’espace d’un instant, il entrevit un triangle de dentelle blanche.
— Est-ce que ça a une quelconque importance, ce que je suis ? dit-il.
Elle lui décocha son sourire le plus convaincant.
— Ça en a pour moi, répondit-elle. Toujours aucune trace des autres disparus ?
— Aucune.
Ils avaient mis le château sens dessus dessous, utilisé des chiens et des géoradars, creusé des trous de toutes les tailles et transformé la propriété du général en taupinière. Sans résultat.
— Et concernant MM. Lantenais et Hambrelot ?
— Ils affirment que le général a menti, dit-il. Que cette histoire de chasse payante est du délire. Le juge veut confronter les différents acteurs de la procédure pour aider à la… manifestation de la vérité.
— Je vois.
Tel Ponce Pilate, Michèle Saint-Hamon fit signe qu’elle s’en lavait les mains.
— Votre téléphone clignote, dit-il. Je crois qu’on essaie de vous joindre…
— Il ou elle attendra. À cette heure-ci, c’est sans doute mon mari.
— Héphaïstos…
Elle fronça les sourcils, perplexe.
— Pas le genre à rallumer le feu…, commenta-t-elle. Mais si vous faites allusion à la tradition selon laquelle Héphaïstos, dieu du feu, aurait été l’infortuné époux d’Aphrodite, laquelle multipliait les infidélités, méfiez-vous, commandant : je connais ma mythologie grecque, et je pourrais y voir un manque de respect… En revanche, si vous faites allusion à la beauté de ladite déesse, j’accepte bien volontiers le compliment.
Elle éclata de rire, sauta du bureau, et un parfum frais et poivré parvint jusqu’aux narines de Servaz.
— Je croyais que tous les flics avaient des maîtresses, dit-elle. Il semblerait que je me sois trompée. Dommage. Je ne vous retiens pas, commandant.
UN RAYON DE SOLEIL matinal tombait sur le lit et caressait le visage endormi de Léa. Ses cheveux fauves brillaient dans la lumière en provenance de la fenêtre, ses lèvres entrouvertes exhalaient un souffle mystérieux. Il imprima cette image en lui, comme ces photos que nos parents et nos grands-parents chérissaient et qu’ils conservaient dans de petits coffrets ouvragés.
La femme qu’il aimait dormait à ses côtés. Elle portait leur enfant dans son ventre.
Ce fut comme si, en se réveillant, il s’était aussi éveillé à la beauté du monde. Il en fut bouleversé. Il fut un temps, pas si lointain, où il était rempli de douleur et de mélancolie. Il suffisait de peu de chose pour passer du découragement à l’espoir, des larmes au rire, de la défaite à la victoire. Quelques points par-ci, par-là, comme au tennis. Car tout est possible. Toujours. Hors des limites de la maladie, de la peur et de la mort.
L’espace d’un instant, il pensa à ce jeune homme dans cette forêt – celui avec qui tout avait commencé –, à la vie qu’il aurait pu avoir, à l’adulte qu’il aurait pu devenir s’il n’avait pas été fauché par cette voiture lors d’une glaciale nuit d’octobre. Puis cette pensée s’enfuit comme elle était venue et il regarda Léa.
Sans cesser de la contempler, il se demanda dans quel monde leur enfant allait grandir. Car, tout autour d’eux, ce pays s’effondrait. Ça ne datait pas de la pandémie, ça avait commencé bien avant. Mais il ne doutait pas qu’avec une mère comme Léa leur enfant grandirait en sécurité, deviendrait fort et apte à trouver sa place. Il constata que, près de sa joue, le drap était mouillé. Et que sa vue s’était brouillée. Il pleurait. Des larmes de joie, certainement.
Il n’était pas dupe cependant. Il savait que cette émotivité était inhérente à ce qu’il était en train de vivre. Que c’était un des nombreux tours que Dame Nature lui jouait pour l’attendrir, le préparer à son rôle de père. Et que derrière nos parades nuptiales, les élans de nos cœurs, nos promesses et nos engagements, il ne s’agit pour elle que d’une seule chose : assurer la survie de l’espèce, le cycle infini de la reproduction, de la naissance et de la mort.
Sur cette terre obscure, sans péché, sans rédemption, où le Mal n’est pas un fait moral mais une douleur terrestre.
Le Christ s’est arrêté à Eboli
Sources et remerciements
Ce roman évolue en permanence à la frontière entre réalité et fiction. Ce qui est réel a bénéficié de l’aide et de l’expertise de nombreuses personnes, qui n’ont pas toutes souhaité être citées, raison pour laquelle je n’en citerai aucune. Je veux cependant les remercier chaleureusement. Ce roman leur doit beaucoup. Aucune d’elles ne peut cependant être tenue pour responsable de ses erreurs ni des points de vue exprimés par les personnages, qui ne sont pas forcément – j’insiste là-dessus – ceux de l’auteur.
Ce roman s’est aussi nourri d’un certain nombre de lectures. Parmi celles-ci, et cette liste est loin d’être exhaustive, on trouvera L’Archipel français de Jérôme Fourquet (Seuil), Les Territoires perdus de la république, sous la direction d’Emmanuel Brenner (Pluriel), Le Maire et les Barbares d’Eve Szeftel (Albin Michel), Les Ingouvernables d’Éric Delbecque (Grasset), Le Viol de l’imaginaire d’Aminata Traoré (Pluriel), Opération Licorne 2003 du général Nicolas Casanova (Éditions du Signe), Dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française, de 1963 à nos jours, sous la direction de Philippe Chapleau et Jean-Marc Marill (Nouveau Monde), Impunité zéro, violences sexuelles en temps de guerre, sous la direction de Justine Brabant, Leïla Miñano et Anne-Laure Pineau (Autrement), La Haine dans les yeux de David Le Bars (Albin Michel), Colère de flic de Guillaume Lebeau (Flammarion), Toulouse, art de vivre de Greg Lamazères et Arnaud Späni (Privat), « Toulouse, le caractère d’une ville » (La Revue des vieilles maisons françaises, no 231), Preuve par l’ADN, la génétique au service de la justice de Raphaël Coquoz, Jennifer Comte, Diana Hall, Tacha Hicks et Franco Taroni (Presses polytechniques et universitaires romandes), Sur les traces de la police technique et scientifique de François Daoust (Puf), Manuel de criminalistique moderne et de police scientifique d’Alain Buquet (Puf), Police scientifique de Benoit de Maillard et Sébastien Aguilar (Hachette).