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Et puis, il y avait Pauline. Ses bras étaient si doux pour y réfugier un chagrin ! Sans compter un corps assez envoûtant pour faire oublier ses angoisses, ne serait-ce que l’espace d’une nuit… Mais ce n’était pas tout et, en creusant la question, Aldo découvrit qu’il regrettait… la Chimère ! Ou plutôt, la chasse à la Chimère ! C’était la première fois de sa vie qu’il abandonnait une proie. Pratiquement sans combattre et, ça, c’était en totale contradiction avec sa nature profonde, avec sa vocation de chercheur de trésors et surtout l’excitation de la traque avec tout ce qu’elle pouvait comporter de dangers si avantageusement compensés par la formidable explosion de la victoire ! Or, Adalbert allait s’engager seul dans le sentier truffé des pièges qui mènent aux plus splendides joyaux ! Et celui-là, même s’il ne lui plaisait pas, était l’un d’eux. En plus, c’était un Borgia !

Son sentiment d’avoir déserté face à l’ennemi fut soudain si puissant qu’en quittant le wagon-restaurant il faillit tirer le signal d’alarme ! Heureusement, sa raison le retint à temps en lui soufflant que le train, lancé alors à pleine vitesse, le déposerait au milieu d’une campagne nocturne d’où il ne voyait pas clairement comment il pourrait sortir. Et surtout, qu’il aurait l’air d’un imbécile !

Consultant sa montre, il constata que l’arrêt à Dijon aurait lieu dans une heure. La halte durait dix minutes, plus qu’il n’était nécessaire pour descendre en gardant toute la dignité voulue, et il rentra dans sa cabine, prêt à prendre ses dispositions. La tentation gagnait du terrain.

Durant son absence Albert avait fait le lit, aux draps d’une blancheur impeccable et aux couvertures moelleuses, plutôt tentant pour un homme fatigué. Mais il se contenta de s’asseoir près de la fenêtre et d’allumer une cigarette en se posant de nouvelles questions. Où irait-il à Paris ? Difficile de retourner chez Tante Amélie ! Encore que…

Il en était à ce stade quand il entendit frapper, alla à la porte, ne vit personne et revenait s’asseoir quand on frappa de nouveau, mais c’était à la porte de communication contiguë au compartiment voisin, fermé des deux côtés comme il se doit. Sans se demander qui cela pouvait être, il tira les verrous, ouvrit… et recula comme si on lui avait porté un coup : Pauline était devant lui.

— Puis-je entrer ? murmura-t-elle.

Vêtue de blanches mousselines, ses abondants cheveux noirs croulant sur ses épaules, son visage sensible levé vers lui offrant son regard brumeux et ses lèvres rouges entrouvertes, elle était si belle qu’il eut un éblouissement.

— Toi, exhala-t-il. Toi… enfin !

Il prit doucement entre ses mains le beau visage offert pour un long baiser puis referma ses bras sur elle et l’emporta… Quand le train fit halte à Dijon, il ne s’en aperçut même pas…

Jamais nuit d’amour ne fut plus ardente… ni plus inconfortable ! Tenir à deux dans une couchette, même étroitement enlacés, n’est pas si évident. Il y eut même un épisode où un cahot sur la voie envoya Aldo sur le tapis à un moment crucial, mais Pauline l’y rejoignit aussitôt… et tout rentra dans l’ordre.

Quand le jour les trouva, peu après Lausanne, ils n’avaient pas accordé au sommeil une seule minute de cette précieuse nuit. Ils n’avaient pas beaucoup parlé non plus. La vie quotidienne cependant reprenait ses droits en même temps que celle du train… et de la sagesse. Tout ce qu’ils avaient joyeusement balayé de leur étroit sanctuaire et qu’il fallait pourtant prendre en considération. Le mot était affreux mais la chose indispensable.

Et malheureusement se séparer. Le plus difficile ! Et sans trop traîner ! Pauline avait choisi de descendre à Brigue, imposant nœud ferroviaire juste avant que le convoi n’entame la montée vers le tunnel du Simplon, d’où elle repartirait rapidement pour Lausanne – d’où il lui serait aisé de regagner Paris. Et le train y serait à 9 h 20.

Elle avait d’abord songé continuer jusqu’à Milan où le grand express européen arriverait à 14 h 40, mais ces quelques heures supplémentaires, il aurait fallu les vivre séparément. Impensable à la suite de tant de divines folies ! Aussi, sur un ultime – et interminable ! – baiser où leurs corps s’épousèrent pour la dernière fois, Pauline, traînant ses mousselines au bout d’un doigt, regagna son compartiment dont la porte se referma derrière elle. Le discret bruit du verrou que l’on tire boucla définitivement l’accès à ce paradis inespéré et d’autant plus pénible à quitter.

Aldo resta un moment le dos collé au battant d’acajou pour laisser à son cœur le temps de reprendre un rythme normal, plongea dans l’étroit cabinet de toilette pour se laver entièrement à l’eau froide, s’habilla et baissa sa vitre afin que l’air du dehors emporte autant que faire se pourrait l’envoûtant parfum de Pauline, ce N° 5 de Chanel qui était déjà pour lui une invite à l’amour…, sortit dans le couloir, alluma une cigarette bien qu’il n’aimât pas fumer avant le petit déjeuner, tira trois ou quatre bouffées, puis la laissa se consumer toute seule dans le cendrier.

L’arrêt en gare de Brigue le trouva au wagon-restaurant où il fit grand honneur au petit déjeuner suisse, le meilleur du monde peut-être. De sa fenêtre il vit passer Pauline tirée à quatre épingles et très élégante à son habitude dans un tailleur aussi Chanel que son manteau de vison gris posé sur les épaules. Il admira aussi les larges lunettes noires qu’un pâle soleil faisait ce qu’il pouvait pour justifier. Tout comme la longue et fine écharpe grise dont était entourée la tête de la jeune femme, accessoires destinés à compenser une coiffure bâclée et des lèvres meurtries par trop de baisers. Quelques heures de repos et un maquillage soigné répareraient les dégâts…

Dans le regard qu’il posait sur elle tandis qu’elle se perdait au milieu des voyageurs se mêlaient l’orgueil d’avoir à ce point conquis une telle femme et un profond sentiment de tendresse. Pour la première fois il lui avait dit « je t’aime ». Elle avait répondu par une sorte de sanglot étouffé qui pouvait traduire une joie longtemps attendue. Avant de se séparer, ils ne s’étaient pas joué la comédie – sincère en général, une fois la passion apaisée ! – des bonnes résolutions. C’était ridicule, chacun d’eux sachant pertinemment à présent qu’ils auraient envie de s’étreindre chaque fois qu’ils se reverraient ! La sagesse consisterait donc à en éviter les occasions le plus possible.

Entre Brigue et Venise, Aldo avait encore dix heures de voyage. Incapable de dormir, il en employa deux à se restaurer. Lui en restait par conséquent huit à faire son « examen de conscience ». Et ce n’était pas le plus facile parce que la séance d’introspection passait d’abord par Lisa.

Pourrait-il vraiment plonger son regard dans les profondeurs violettes du sien, la tenir dans ses bras, la caresser avec, dans les yeux, l’image du visage de Pauline à l’instant suprême, dans les oreilles le cri qu’il avait étouffé sur sa bouche, dans les mains la douceur veloutée de sa peau ?

La réponse immédiate fut : non. Non ! Trois fois non ! Et s’il se maudit d’avoir cédé à l’irrésistible tentation, même s’il ne l’avait ni voulue ni cherchée, il était bien obligé de s’avouer qu’il en rêvait depuis que le nom de Belmont avait été prononcé devant lui et qu’il se sentait vraiment coupable ! Rentrer à Venise dans cet état était impensable. Pas ce soir ! Pas si tôt ! Lisa était bien trop fine, surtout si sa jalousie s’éveillait, pour ne pas déceler sur lui la trace de celle qui devenait « l’autre » ! Elle rejetterait son mari infidèle avec dégoût et de cela il ne voulait à aucun prix. Lisa était sa femme, la mère de ses enfants, elle était à lui et la seule idée de la perdre lui serrait le cœur. Leur amour était de ceux que rien ne peut briser… Sauf justement ce qui venait de se passer, surtout en disant à Pauline qu’il l’aimait. Était-ce d’ailleurs la réalité même si, à cet instant-là, il avait été sincère ?