— On peut souhaiter mettre quelqu’un en garde, tout en ne désirant pas se faire connaître. Au surplus, cela tombe plutôt bien !
— Pourquoi ?
— Croyez-vous que cela m’amuse de rentrer tranquillement chez moi alors que Pauline est peut-être en danger ?
— Sans doute, mais tu n’as pas le choix si tu ne veux pas mettre ton couple en péril. Or, d’après ce que je crois comprendre, tu hésitais ! Donc cet avis est on ne peut plus opportun. Va prendre ton train, mon garçon, et laisse Langlois faire son travail. Au moins tu peux être certain qu’il le fera convenablement ! Et tu lui as promis de partir !
La journée se traîna lamentablement sous un jour bas et lugubre. Il faisait froid et, par-dessus le marché, une pluie têtue se déversait interminablement sur Paris : un temps capable de mettre à fond de cale le moral le plus solide. Ce que n’était pas celui d’Aldo. Pour ne pas emplir de fumée la demeure de Tante Amélie, il sortit griller quelques cigarettes sous les arbres dépouillés du parc Monceau à peu près désert. Même les nurses anglaises les mieux aguerries avaient renoncé à pousser leurs landaus armoriés sous cette tristounette contrefaçon du déluge. Le promeneur solitaire se garda d’ailleurs d’aller trop loin, le trop loin étant représenté par l’entrée du boulevard de Courcelles où l’on se trouvait à deux pas de chez Adalbert. La seule idée d’apercevoir les hautes fenêtres de son appartement haussmannien occultées par des volets lui donnait mal au cœur.
C’était la seconde fois que son ami lui tournait le dos à cause d’une femme, mais il n’avait pas ressenti la première brisure aussi douloureusement que celle-ci, qu’il devinait plus grave. Alice Astor avait ébloui Adalbert mais c’était une femme impossible et surtout trop sotte pour qu’il ne s’en aperçoive pas un jour ou l’autre. Et puis Aldo avait lui-même autre chose à faire. La Torelli, sa beauté rayonnante et sa voix de sirène s’apparentaient davantage à Circé et, s’il n’avait été prévenu – aussi bien par leurs relations initiales que par les demi-confidences de Wishbone ! –, il aurait pu se laisser séduire, mais en fait il n’y croyait pas. Lui avait Lisa… et Pauline ! Adalbert n’avait que le souvenir ébloui que lui avait procuré la découverte du tombeau de la Reine inconnue. Au contraire de ce qu’avait espéré son ami, la belle image devait être trop profondément enfouie dans le cœur d’Adalbert pour le protéger d’une femme redoutablement vivante !
Ce fut avec un réel soulagement qu’il vit tomber le soir, boucla sa valise et descendit boire une dernière coupe de champagne en compagnie de Tante Amélie et de Marie-Angéline. Mais l’habituelle magie des petites bulles dorées ne joua pas. C’était un vin de fête et, sans vouloir l’avouer, aucun des trois ne se sentait le cœur léger : l’ombre de Pauline Belmont abandonnée à son sort, peut-être ?
Aussi, quand Cyprien vint annoncer que le taxi appelé par Lucien attendait Monsieur le prince, celui-ci embrassa sa tante avec une chaleur inaccoutumée, sans oublier d’appliquer deux baisers sur les joues maigres de Plan-Crépin.
— Sois tranquille ! On te communiquera toutes les nouvelles qui passeront à notre portée ! Fais-nous... ou plutôt fais confiance à Plan-Crépin !
— Je n’en doute pas un seul instant ! Merci d’avance ! Veillez bien sur elle, ajouta-t-il à l’oreille de cette dernière… qui répondit par un regard indigné et un haussement d’épaules.
Comme si elle n’avait jamais fait autre chose !
Avec la déprimante impression d’être en train de devenir idiot, Aldo grimpa dans son taxi auquel Lucien intima :
— Gare de Lyon ! Au départ des grandes lignes !
L’homme fit signe qu’il avait compris et démarra sur l’asphalte mouillée où se reflétaient les réverbères. Aldo s’enfonça dans son coin, croisa les bras sur sa poitrine et ferma les yeux. L’itinéraire qu’il connaissait parfaitement pour l’avoir parcouru si souvent n’avait plus pour lui le moindre intérêt !
Il n’avait pas envie de dormir pourtant, alors de temps en temps, il ouvrait un œil. Il vit ainsi défiler la Madeleine, un bout des Grands Boulevards et la place de la République. La circulation était dense à cette heure et les artères abondamment éclairées. Il y eut la Bastille et, cette fois, il garda les yeux ouverts : la gare était proche…
Mais soudain, au lieu de piquer droit dessus par la rue de Lyon, le taxi obliqua à gauche pour s’engager dans l’avenue Daumesnil.
— Dites donc, où allez-vous ? cria-t-il au chauffeur en tirant sur le loquet maintenant la vitre de séparation.
Qui ne s’ouvrit pas ! Imperturbable, l’homme poursuivit son chemin comme s’il n’avait rien entendu.
Pris de colère, Aldo frappa à coups redoublés sur le carreau.
— Arrêtez-vous !… Arrêtez-vous immédiatement !
Toujours rien. Il se jeta sur la portière… qui résista. Puis sur l’autre, qui ne s’ouvrit pas davantage…
S’efforçant de maîtriser une fureur capable de lui brouiller les idées, il se recala sur les coussins. Peu passante, la grande artère prise entre une ligne de chemin de fer et quelques immeubles était mal éclairée et quasi déserte. Il comprit alors qu’il venait de se faire enlever à son tour, en plein Paris…
Troisième partie
UNE VICTOIRE À LA PYRRHUS
10
Un parfum de scandale…
Cependant Aldo n’eut pas beaucoup de temps pour se poser des questions sur la longueur du parcours : on était presque arrivés. Franchi le boulevard Diderot, l’avenue devenait plus obscure et les grandes arcades de briques soutenant la ligne de chemin de fer banlieusarde faisaient face à des maisons basses, lépreuses pour la plupart, et à de petits entrepôts, le tout percé de ruelles mal pavées, mal éclairées et ne donnant passage qu’à un seul véhicule. Le taxi s’engagea dans l’un de ces boyaux sinistres, habités le plus souvent par des Chinois qui lui avaient cependant procuré une certaine réputation, car dans les deux bistrots aux vitres sales la cuisine asiatique s’y révélait excellente. Quelques connaisseurs s’y aventuraient parfois.
Le taxi les dépassa pour s’arrêter un peu plus loin, feux éteints. Des hommes masqués de passe-montagnes percés de trous en firent sortir Aldo après lui avoir asséné, du tranchant de la main, un coup sur la tête qui lui fit perdre connaissance. Pas longtemps, d’ailleurs. Quand il refit surface, on l’avait déposé sur un divan défoncé autour duquel se tenaient quatre hommes armés de pistolets, cependant qu’un cinquième lui appliquait des claques. Sur une table voisine, deux bougies allumées dans une assiette ébréchée faisaient de leur mieux pour éclairer la scène.
Retrouvant sa colère en même temps que sa conscience, Aldo se leva, les poings en avant, prêt à foncer, mais le plus grand de ses ravisseurs, celui qui paraissait le chef, lui mit le canon de son arme sur le ventre.
— Tiens-toi tranquille si tu ne veux pas prendre un pruneau dans le bide ! On ne te veut pas de mal pour le moment !
— Que voulez-vous alors ?
— Que tu te déshabilles et dare-dare !
— Pourquoi ?
— T’occupe ! On va t’aider ! Allons, dépêche !
Le moyen de résister ? En un rien de temps, Aldo n’eut plus sur lui que ses sous-vêtements, ses chaussures et ses chaussettes, et comme il avait froid, il eut un frisson qui fit rire l’homme.