C’était une habitude ancienne : quand Marie-Angéline rentrait de Saint-Augustin – à jeun, communion oblige ! – les deux dames déjeunaient ensemble, l’une dans son lit, l’autre à la table, en commentant les potins du quartier dont l’arrivante rapportait toujours un plein panier, grâce à l’espèce de centre de renseignements qu’elle s’était créé au contact des habitués de l’office matinal. Le rituel commençait en général par le « Quelles nouvelles aujourd’hui ? » de la marquise. Cette fois, rien ne vint sinon, au bout de quelques instants :
— Nous sommes idiotes toutes les deux de nous tourmenter comme nous le faisons ! Bien sûr Aldo avait promis de téléphoner dès son arrivée mais souvenons-nous que le Simplon n’entre en gare de Venise qu’à 19 h 40… sauf retard possible, qu’il faut le temps de rentrer à la maison et que, si on lui a annoncé, à ce fichu téléphone, une attente de trois ou quatre heures, il aura pensé que cela nous amènerait trop tard – surtout s’il est lui-même fatigué ! – et je reste persuadée qu’il va appeler ce matin ! Mangez donc, au lieu de continuer à tartiner ce toast d’un air dégoûté !
Ce qui eut pour effet de faire reposer aussitôt couteau et tartine.
— Je ne peux m’empêcher d’être inquiète ! Et je ne sais même pas pourquoi !
— Naturellement, nous le savons ! D’ailleurs je suis dans le même cas ! Est-ce assez bête !… Ah ! Il me semble que le téléphone sonne à la loge !
Plan-Crépin avait de bonnes oreilles. Elle partit au galop et dégringola l’escalier…
Quand elle revint de la loge du concierge, elle était verte et dut s’asseoir sur les premières marches. Ce que voyant, Cyprien partit chercher un verre de cognac qu’il lui mit dans la main. En temps normal, il ne débordait pas d’affection pour elle à cause de cette compétition larvée qui les opposait depuis la prise de fonction dans la maison de Marie-Angéline, au sujet de l’affection de Mme de Sommières. Mais là !…
— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota-t-il.
— C’était M. Buteau. Hier soir, il est allé le chercher à la gare de Santa Lucia… et Aldo n’y était pas !
— Quoi ? Mais Monsieur le prince est bien parti avant-hier ! C’est Lucien qui s’est occupé de lui trouver le taxi à qui il a donné l’ordre de conduire son passager à la gare de Lyon !
— Oui. Tout ça est vrai !… Seulement il reste qu’à l’arrivée à Venise il n’était plus dans le train !
— Doux Jésus ! émit le vieux maître d’hôtel en joignant les mains et en levant les yeux vers les hauteurs de l’escalier, imité en cela par Plan-Crépin.
— Eh oui ! soupira celle-ci. Il va falloir lui dire !
Et d’un pas alourdi par l’inquiétude, elle remonta lentement les marches dévalées à si vive allure un moment plus tôt… Enraciné dans les dalles, Cyprien tendit l’oreille jusqu’à ce qu’il perçoive une exclamation, puis plus rien, sinon le bruit de la porte refermée.
— … Et ce n’est pas tout ! continua Marie-Angéline encore appuyée à la poignée. Mais je n’ai pas jugé utile d’en faire part à Cyprien. Nous pensons bien que M. Buteau n’en est pas resté là… Il s’est élancé sur le quai à la recherche du chef de train et des conducteurs de wagons-lits… Celui qui s’occupait de la voiture quatre a confirmé avoir embarqué le prince Morosini – qu’il ne connaissait pas d’ailleurs ! – et a mentionné que son passager s’était déclaré souffrant afin de se faire servir dans son compartiment…
— Souffrant ? Mais il était en pleine forme !
— C’est ce que j’ai dit à ce pauvre Guy qui était aux cent coups surtout quand ledit conducteur lui eut signalé que la santé du prince n’avait pas dû s’améliorer pendant la nuit, parce qu’il toussait de façon alarmante quand il a quitté le train à Brigue…
— À Brigue ? Lui aussi ? Comme Pauline ?… C’est très beau, j’en conviens, et le vieux château des Stockalper mérite sans conteste une visite mais, en dehors de cela, du ski et des excursions en montagne, qu’est-ce qu’on peut bien y faire ? Aldo serait-il devenu fou ?
— Il n’en donnait pas l’impression ! Aussi, avec votre permission, je vais faire la seule chose intelligente qui me vienne à l’esprit…
— Dites toujours !
— Me changer et filer Quai des Orfèvres ! Le commissaire doit être mis au courant tout de suite !
— Bien entendu vous avez ma permission.
Et, voyant qu’elle allait sortir :
— M. Buteau vous a-t-il dit comment Lisa a pris la nouvelle ?
— Ça, c’est le pire ! Elle s’est enfermée dans sa chambre en interdisant qu’on la dérange. Il faut dire aussi… qu’elle a reçu une lettre – anonyme ! – aux termes de laquelle on la plaint beaucoup de son infortune conjugale !
— Miséricorde !… Foncez, Plan-Crépin !… Ou plutôt, téléphonez ! Ce sera plus rapide et j’aimerais le voir ! Nous n’avons plus que lui maintenant qu’Adalbert nous a rayées de ses relations ! ne put-elle s’empêcher d’ajouter…
Marie-Angéline ne releva pas, disparut et revint dix minutes plus tard.
— Il sera là à 11 heures… et il se permet de nous donner un conseil : c’est de vaincre nos réticences et de faire entrer le téléphone dans la maison. Ne serait-ce que dans le vestibule !
La marquise ne répondit pas tout de suite, se mit à la recherche de ses pantoufles pour se lever, renifla… et finalement rendit les armes.
— Comme toujours, il a raison ! Occupez-vous de ça, Plan-Crépin ! Après tout, ce ne sera jamais moi qui répondrai la première !
Elle réfléchit un instant puis conclut :
— Puisque nous en sommes à ce point, il serait peut-être utile de prévoir deux dérivations : une dans le jardin d’hiver et une autre dans votre chambre, par exemple !
Bien que le moment ne soit pas franchement à la gaieté, l’air faussement candide de la vieille dame fit sourire son « fidèle bedeau » !
— On pourrait, en effet ! Cela me paraît même une très bonne idée !
Et, en attendant, elle retourna chez le concierge…
À 11 heures tapantes, Langlois effectuait son apparition, et tout le monde put constater que sa mine était sombre. Passé les politesses de la porte, il accepta le fauteuil qu’on lui offrait et braqua sur Plan-Crépin un regard plus que soucieux.
— Racontez ! fit-il sobrement.
Elle s’y employa de son mieux, veillant à n’omettre aucun détail et, quand ce fut fini, à n’ajouter aucun commentaire, se contentant d’attendre en observant le bout de ses doigts. Après un court silence, le policier se leva pour aller s’adosser à une jardinière, ce qui lui permettait de voir les deux femmes à la fois.
— Vous dites qu’il était en parfaite santé quand il vous a quittées ?
— Parfaite ! confirma Mme de Sommières. Il est fragile des bronches depuis la guerre, comme vous le savez, mais il avait relevé le col de son pardessus et portait une écharpe de soie, il n’était pas le moins du monde emmitouflé. Que pensez-vous de tout cela, Monsieur le commissaire ?
— Rien de bon, Madame, parce que la fable de l’escapade amoureuse ne tient plus et – pardonnez-moi si je vous inquiète ! – nous sommes en présence d’une affaire très certainement criminelle.
— Vous pensez…
— … qu’on a enlevé Aldo… je veux dire votre neveu…
— Ne changez rien surtout ! pria-t-elle avec un sourire un peu tremblant. Seuls ses vrais amis l’appellent ainsi ! Mais je vous ai interrompu ! Veuillez continuer !