— Non, répondis-je. Ou plutôt, j’entrevois de nombreuses raisons. La plus probable est qu’elle cherche à s’assurer d’un moyen de pression dans ses relations avec le TechnoCentre.
— Comment ça ?
— Certains éléments de la Mémoire Centrale du TechnoCentre ont très peur d’Hypérion, expliquai-je. Cette planète représente une variable inconnue dans une galaxie où toutes les variables ont pu être quantifiées.
— Qui a peur, exactement, John ? Les Ultimistes, les Stables ou les Volages ? Quelle faction a peur d’Hypérion ?
— Toutes les trois.
— Merde ! souffla Hermund. Écoutez-moi bien, John. Est-ce que les Tombeaux du Temps et le gritche ont un rapport avec tout ça ?
— Oui, un très grand rapport.
— Quelle sorte de rapport ? demanda Diana.
— Je l’ignore. Tout le monde l’ignore.
Hermund ou quelqu’un d’autre me frappa brutalement, méchamment, sur la poitrine.
— Vous voulez dire que cette putain d’Assemblée consultative du TechnoCentre n’a pas été capable de prédire l’issue de cette guerre ni la tournure probable des évènements ? grogna Hermund. Vous voudriez me faire croire que le Sénat et Gladstone s’engagent dans un conflit de cette importance sans aucune estimation de probabilité ?
— Non, répliquai-je. La prédiction existe depuis des siècles.
Diana Philomel émit un bruit qui ressemblait à celui que peut faire un enfant devant une montagne de bonbons.
— Quelle prédiction a été faite, John ? Dites-nous tout ce que vous savez.
J’avais la bouche sèche. Le sérum de vérité avait tari toute ma salive.
— La guerre a été prédite, expliquai-je, ainsi que l’identité des pèlerins gritchtèques et la trahison du consul de l’Hégémonie, qui a activé un dispositif qui doit ouvrir – qui a déjà ouvert – les Tombeaux du Temps. La malédiction du gritche a été prédite. L’issue de la guerre et les effets de la malédiction…
— Quelle est cette issue, John ? chuchota la femme avec qui j’avais fait l’amour seulement quelques heures auparavant.
— C’est la fin de l’Hégémonie, répondis-je. La destruction du Retz. La mort du genre humain.
Je voulus m’humecter les lèvres du bout de la langue, mais elle était sèche.
— Par Allah et Jésus ! murmura Diana. Et il n’y a aucune chance pour que la prédiction se trompe ?
— Non, répondis-je. Ou plutôt, uniquement en ce qui concerne l’influence d’Hypérion sur le résultat final. Toutes les autres variables ont été prises en compte.
— Tuez-le ! s’écria Hermund Philomel. Tuez cette… créature, que nous puissions foutre le camp d’ici et alerter Harbrit et les autres.
— D’accord, fit Lady Diana, puis, une seconde plus tard : Non, pas avec le laser, imbécile. Nous lui injecterons une dose d’alcool mortelle, comme prévu. Là, relevez-moi ce collier à osmose, que je puisse fixer le goutte-à-goutte.
Je sentis une pression au bras droit. Une seconde plus tard, j’entendis des explosions, des chocs, un cri. Une odeur de fumée et d’air ionisé parvint à mes narines. Une femme hurla.
— Retirez-lui ces attaches, fit la voix de Leigh Hunt.
Je le visualisai, debout près de l’entrée, vêtu du même complet gris classique, entouré de commandos de la sécurité en armure de combat et polymère caméléon activé. Un commando qui faisait deux fois la hauteur de Leigh acquiesça, mit son clap à l’épaule et se précipita pour exécuter l’ordre.
Sur l’un des canaux tactiques, celui que je regardais déjà depuis un bon moment, je vis l’image de mon propre corps, nu, les bras écartés en travers du lit, immobilisé par les attaches à osmose, la cage thoracique barrée d’une ecchymose saillante. Diana Philomel, son mari et l’un des deux gorilles gisaient, inconscients mais vivants, au milieu des débris de plâtre, de bois et de verre qui jonchaient le sol de la chambre. L’autre gorille était en travers de l’entrée, et tout le haut de son corps avait la texture et la coloration d’un steak trop grillé.
— Vous allez bien, H. Severn ? me demanda Leigh Hunt tout en me soulevant la tête pour fixer un masque à oxygène aussi fin qu’une membrane contre mon nez et ma bouche.
— Hrrmmm…, répondis-je. Chava.
Je remontai à la surface de mes propres sens tel un plongeur qui revient trop vite des profondeurs. Ma tête pulsait douloureusement. Mes côtes me faisaient horriblement mal. Mes yeux ne fonctionnaient pas encore parfaitement, mais je vis, par l’intermédiaire de mon canal tactique, le presque imperceptible plissement de lèvres qui tenait lieu de sourire à Leigh Hunt.
— Nous allons vous aider à vous rhabiller, me dit-il. On vous donnera une tasse de café à bord du glisseur. Nous retournons directement à la Maison du Gouvernement, H. Severn. Vous êtes en retard pour votre rendez-vous avec la Présidente.
7.
Les batailles spatiales au cinéma et dans les holos m’ont toujours terriblement ennuyé, mais il faut dire que le spectacle en direct était assez fascinant, un peu comme l’aurait été la retransmission fidèle d’une série d’accidents de la route. En fait, le niveau de réalisme de la production – comme c’était sans doute le cas depuis des siècles – était beaucoup moins élevé que celui d’un holodrame, même à budget modéré. Malgré les énergies considérables qui étaient déployées, la première réaction que l’on avait devant une bataille spatiale authentique était de se dire que l’espace était bien vaste comparé à la petitesse des flottes humaines et de leurs dérisoires engins de guerre.
C’est du moins ce que je me disais en contemplant, dans le Centre d’Informations Tactiques, appelé aussi Salle de Guerre, en compagnie de Gladstone et de ses zèbres militaires, les quatre murs de vingt mètres de large, transformés en trous béants sur l’infini, qui nous entouraient de leur imagerie en trois dimensions tandis que les haut-parleurs de la salle nous emplissaient les oreilles de mégatransmissions : échanges radio entre chasseurs, crépitement incessant des communications du centre de commandement tactique, messages d’un vaisseau à l’autre sur large bande, faisceaux de communication laser, mégatransmissions codées, le tout accompagné des cris, des injonctions et des obscénités qui ont toujours régné sur les champs de bataille depuis que l’homme existe.
Ce que j’avais sous les yeux, c’était une représentation théâtrale du chaos total, une définition fonctionnelle du concept de confusion, une danse désordonnée à la gloire de la violence sinistre. C’était la guerre.
Gladstone siégeait, avec une poignée de ses collaborateurs, au milieu de tout ce bruit et de toute cette lumière. La Salle de Guerre flottait comme un rectangle moquetté de gris au milieu des étoiles et des explosions. Le limbe d’Hypérion formait une brillance lapis-lazuli qui remplissait la moitié du mur holo situé au nord. Les gémissements des blessés et des agonisants emplissaient tous les canaux et toutes les oreilles. Et je faisais partie de la poignée de gens de l’entourage de la Présidente qui avaient le privilège maudit d’être là.
La Présidente fit tourner son fauteuil à dossier haut, se tapota la lèvre inférieure du bout de ses doigts réunis, puis se tourna vers ses militaires.
— Quel est votre avis ?
Les sept médaillés s’entre-regardèrent. Puis six paires d’yeux se tournèrent vers le général Morpurgo, qui mâchonnait un cigare éteint.
— Ça ne colle pas, dit-il. Nous les maintenons à distance du système distrans, nos défenses semblent tenir bon, mais ils ont pénétré trop loin dans le système.