— Il a perdu plus de sang que nous ne pouvons lui en fournir ici. Personne d’autre n’a apporté du matériel médical ?
Weintraub fouille dans son sac.
— J’ai ma trousse d’urgence, déclare-t-il. Mais j’ai peur que ce ne soit pas suffisant dans son cas. Ce qui lui a tailladé la gorge n’a pas fait le détail.
— Le gritche, chuchote Martin Silenus.
— Peu importe, dit Lamia, les bras croisés très fort autour de sa taille pour empêcher son corps de trembler. Il faut faire venir de l’aide.
Elle se tourne vers le consul.
— Il est mort, murmure ce dernier. Même avec une infirmerie de bord, on ne pourrait pas le ramener à la vie.
— Il faut essayer ! s’écrie Lamia, qui se penche en avant pour agripper la manche du consul. Nous ne pouvons pas l’abandonner à ces… à ces choses.
Elle fait un geste pour désigner le cruciforme rougeoyant sous la peau du mort.
Le consul se frotte les yeux.
— Nous pourrions détruire le corps. Avec le fusil du colonel…
— Nous allons tous y passer si nous ne sortons pas de cette putain de tempête ! hurle Martin Silenus.
La tente est secouée de plus en plus. Le fibroplaste cogne la tête du poète à chaque rafale. Le crépitement du sable contre la toile ressemble au bruit d’une fusée en train de décoller dehors à quelques mètres.
— Appelez ce putain de vaisseau ! supplie-t-il. Appelez-le !
Le consul rapproche son sac de lui, comme pour mieux garder le persoc qui s’y trouve. La sueur luit sur ses joues et sur son front.
— Nous pourrions nous mettre à l’abri jusqu’à la fin de la tempête dans l’un des tombeaux, propose Sol Weintraub. Le Sphinx, par exemple.
— Foutue idée de merde ! grogne Martin Silenus.
L’érudit change de position dans l’espace exigu qu’il occupe, et dévisage le poète quelques secondes avant de murmurer :
— Vous avez fait tout ce chemin pour venir trouver le gritche. Et maintenant qu’il s’est manifesté, vous allez nous dire que vous avez changé d’avis ?
Les yeux de Silenus brillent sous son béret enfoncé.
— La seule chose que je dis, c’est qu’il faut faire venir ici ce putain de vaisseau, et tout de suite !
— Il n’a peut-être pas tort, reconnaît le colonel Kassad.
Le consul se tourne vivement vers lui.
— S’il y a une chance de sauver Hoyt, il faut la saisir, explique Kassad.
Le visage du consul exprime la douleur.
— Nous ne pouvons pas partir, dit-il. Nous ne pouvons pas partir maintenant.
— C’est vrai, reconnaît Kassad. Nous ne pouvons pas nous servir du vaisseau pour partir. Mais Hoyt a besoin de l’infirmerie de bord. Et nous y serions à l’abri jusqu’à la fin de la tempête.
— Sans compter, intervient Brawne Lamia, que nous aurions peut-être aussi des renseignements sur ce qui est en train de se passer là-haut.
Elle agite le pouce en direction du sommet de la tente.
Le bébé, Rachel, est maintenant en train de pousser des cris perçants. Weintraub la berce, il lui soutient la tête dans le creux de sa large main.
— Je suis d’accord, murmure-t-il. Si le gritche veut nous trouver, il peut le faire aussi bien à bord du vaisseau qu’ici. Nous ne laisserons partir personne. (Il touche la poitrine du prêtre.) C’est horrible à dire, mais les informations que pourront nous apporter les installations médicales de bord sur la manière dont se comporte ce parasite peuvent être extrêmement précieuses pour le Retz.
— Très bien, fait le consul.
Il tire l’antique persoc de son sac, pose la main à plat sur le disque et prononce quelques mots à voix basse.
— Il vient ? demande Silenus.
— Il a enregistré l’ordre. Il faut rassembler nos affaires pour les transporter à bord. Je lui ai demandé de se poser juste à l’entrée de la vallée.
Lamia est surprise de constater qu’elle pleure. Elle essuie ses larmes et sourit.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demande le consul.
— Avec tout ce qui se passe, murmure-t-elle en s’épongeant les joues du dos de la main, tout ce que je trouve de mieux à me dire, c’est qu’une bonne douche sera la bienvenue !
— Et pour moi, un bon verre, fait Silenus.
— Un abri contre la tempête, déclare Weintraub, dont le bébé tète maintenant un biberon.
Kassad se penche en avant. Il passe la tête et les épaules à l’extérieur par l’ouverture de la tente. Il lève son arme et retire la sécurité.
— Les détecteurs ont enregistré quelque chose, dit-il. Quelque chose qui se déplace juste derrière la dune.
La visière se tourne vers eux, renvoyant le reflet du groupe pâle et agglutiné autour du corps encore plus pâle de Lénar Hoyt.
— Je vais voir ce que c’est, ajoute-t-il. Attendez ici jusqu’à ce que le vaisseau arrive.
— N’y allez pas, l’enjoint Silenus. On dirait un de ces putains de vieux holos d’épouvante où tout le monde s’éloigne un par un pour… Hé !
Le poète se tait brusquement. L’entrée de la tente est un triangle de lumière et de bruit. Fedmahn Kassad a disparu.
La tente est en train de s’écrouler. Piquets et points d’ancrage cèdent sous l’action des sables en mouvement. Blottis l’un contre l’autre, hurlant pour se faire entendre par-dessus les hurlements du vent, le consul et Lamia enveloppent le corps de Hoyt dans sa cape. Les voyants rouges du médipac continuent de clignoter. Le sang a cessé de couler de la suture grossière en forme de mille-pattes.
Sol Weintraub installe son bébé de quatre jours dans le porte-bébé contre sa poitrine. Il l’abrite dans le creux de sa cape et s’accroupit dans l’entrée de la tente.
— Je ne vois pas le colonel ! s’écrie-t-il.
Sous ses yeux, un éclair frappe les ailes déployées du Sphinx. Brawne Lamia s’avance jusqu’à l’entrée et soulève le corps du prêtre. Elle est étonnée de sa légèreté.
— Portons-le jusqu’au vaisseau, dit-elle. Une partie d’entre nous reviendra chercher Kassad.
Le consul enfonce son tricorne et remonte son col.
— Le vaisseau dispose de radars et de détecteurs de mouvement, déclare-t-il. Il nous renseignera sur l’endroit où se trouve le colonel.
— Et le gritche, précise Silenus. N’oublions pas notre hôte.
— Allons-y, fait Lamia en se redressant.
Elle se penche en avant pour résister à la force du vent. Des pans de la cape de Hoyt battent contre elle et autour d’elle. Sa propre cape vole dans son sillage. À la lueur intermittente des éclairs, elle repère le sentier et prend la direction de l’entrée de la vallée, se retournant une seule fois pour voir si les autres suivent.
Martin Silenus sort à son tour de la tente. Il porte le cube de Möbius de Masteen, et son béret pourpre se gonfle avec le vent. Il lance une bordée de jurons, et referme vivement la bouche lorsque le sable s’y engouffre.
— Venez ! crie Weintraub, la main sur l’épaule du poète.
Sol sent le sable qui lui fouette le visage, s’incrustant dans sa courte barbe. Son autre main protège contre sa poitrine un bien infiniment précieux.
— Nous allons la perdre de vue si nous n’avançons pas plus vite !
Ils s’épaulent pour avancer contre le vent. Le manteau de fourrure de Silenus ondoie tandis qu’il se tourne pour ramasser son béret tombé à l’abri d’une dune.
Le consul sort le dernier. Il porte le paquetage de Kassad en plus du sien. Une minute après avoir quitté la tente, il voit les piquets s’arracher, la toile se déchirer puis le tout s’envoler dans la nuit au milieu d’un halo électrique. Il parcourt trois cents mètres en chancelant, apercevant de temps à autre, devant lui, l’ombre des deux autres, perdant fréquemment son chemin, obligé de marcher en cercles jusqu’à ce qu’il recoupe le sentier. Les Tombeaux du Temps sont visibles derrière lui lorsqu’il y a une légère accalmie et que les éclairs se succèdent rapidement. Il entrevoit également le Sphinx, qui brille toujours sous l’effet des chocs électriques répétés, et le Tombeau de Jade, derrière lui, avec ses parois luminescentes. Encore plus loin, l’Obélisque n’émet aucune lumière et se dresse comme une colonne de noir pur contre le mur de la falaise. Puis il y a le Monolithe de Cristal. Mais aucun signe, parmi tout cela, de Kassad, bien que les dunes mouvantes, le sable qui souffle et les éclairs soudains donnent l’impression que beaucoup de choses bougent.