— Il a perdu trop de sang, déclare Sol Weintraub.
Les yeux fermés, le front baissé, il touche la tête du mort.
— Splendide ! s’écrie Silenus. Splendide ! D’après le putain de récit qu’il nous a fait lui-même, nous allons maintenant assister à sa décomposition, puis à sa recomposition par ce foutu machin en forme de crucifix. Et il en a même deux, mes amis ! L’assurance rêvée pour la résurrection, pour ceux qui sont assez riches pour se payer ça. Mais qu’est-ce que nous allons faire, tous, quand nous allons le voir se relever comme un putain de fantôme du papa d’Hamlet au cerveau à moitié pourri ?
— La ferme ! lui dit Brawne Lamia.
Elle est en train d’envelopper le corps de Hoyt dans un carré de toile imperméable qu’elle a apporté de la tente avec elle.
— Le ferme vous-même ! hurle Silenus. Il y a déjà un monstre qui rôde dans les parages. Le vieux Grendel est là, qui aiguise ses griffes pour son prochain repas. Vous voulez vraiment que le zombie de Hoyt se joigne à la fête ? Rappelez-vous comment il a décrit les Bikuras ! Pendant des siècles, leurs cruciformes ont assuré leur résurrection, et le résultat ressemblait à un tas de lichen ambulant. Vous tenez vraiment à avoir un truc comme ça pour compagnon de voyage ?
— Deux trucs comme ça, fait le consul.
— Hein ? demande Silenus en pivotant brusquement.
Il perd l’équilibre et se retrouve sur les genoux près du corps. Il se penche vers le vieil érudit.
— Qu’est-ce que je viens d’entendre ?
— Il y a deux cruciformes, rappelle le consul. Le sien et celui du père Paul Duré. Si ce qu’il nous a raconté à propos des Bikuras est exact, il y aura deux résurrections.
— Jésus à béquilles ! s’exclame Silenus en se laissant retomber dans le sable.
Brawne Lamia a fini d’envelopper le corps du prêtre. Elle le contemple un bon moment.
— Je me souviens de ce que disaient les notes du père Duré sur l’un des Bikuras, nommé Alpha, murmure-t-elle. Mais je n’ai jamais compris comment une telle chose était possible. La loi de la conservation de la masse doit bien jouer quelque part.
— Il y aura deux zombies de petite taille, lui dit Martin Silenus.
Il drape son manteau de fourrure plus serré autour de lui et donne un coup de poing dans le sable.
— Il y a tant de choses que nous aurions pu apprendre si le vaisseau était ici, déclare le consul. L’autodiagnostic nous aurait…
Il s’interrompt et fait un grand geste.
— Regardez… le vent de sable est moins fort. La tempête va peut-être…
Des éclairs illuminent le ciel, et la pluie se met à tomber. De grosses gouttes glacées leur fouettent le visage avec plus de force que le sable précédemment. Martin Silenus se met à rire.
— Dire que nous sommes dans un putain de désert ! hurle-t-il à la face du ciel. Nous finirons probablement tous noyés !
— Il ne faut pas rester ici, leur dit Sol Weintraub.
Le visage de son bébé est visible dans l’ouverture de sa cape. Rachel pleure. Sa tête est congestionnée. Elle a vraiment l’air d’un nouveau-né.
— La forteresse de Chronos ? suggère Lamia. Elle n’est qu’à deux heures…
— Trop loin, dit le consul. Nous bivouaquerons dans l’un des tombeaux.
Le rire de Silenus éclate de nouveau. Il récite :
— Ça veut dire oui ? demande Lamia.
— Ça veut dire : « Pourquoi pas ?#nbsp#» rugit Silenus en riant. Pourquoi ne pas faciliter la tâche à notre muse, si elle nous cherche ? Nous pourrons toujours regarder notre compagnon se décomposer, pour passer le temps. Combien de jours fallait-il, d’après le récit de Duré, pour qu’un Bikura rejoigne le troupeau après avoir été interrompu par la mort dans sa rumination bovine ?
— Trois jours, répond le consul.
Martin Silenus se frappe le front du talon de la main.
— Bien sûr ! Que je suis bête ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Trois, ça colle parfaitement avec le Nouveau Testament ! En attendant, juste au cas où notre grand méchant gritche voudrait prélever une partie du troupeau, vous croyez que ça dérangerait le padre si je lui empruntais l’un de ses cruciformes ? Il en a un de trop, vous comprenez…
— Allons-y, coupe le consul, la pluie coulant au bout de son tricorne en un filet continu. Nous nous abriterons dans le Sphinx jusqu’à demain matin. Je m’occupe de porter l’équipement de Kassad et le cube de Möbius. Brawne, vous prendrez les affaires de Hoyt et le paquetage de Sol. Tenez le bébé bien au chaud, Sol.
— Et le padre ? demande le poète.
— C’est vous qui vous en chargerez, murmure Lamia en se tournant vers lui.
Martin Silenus ouvre la bouche, voit le pistolet dans la main de Lamia, hausse les épaules et soulève le corps pour le mettre sur son épaule.
— Qui portera Kassad quand nous l’aurons trouvé ? demande-t-il. Naturellement, il y a des chances pour qu’il soit en plusieurs morceaux, ce qui devrait nous faciliter la…
— Taisez-vous, fait Lamia d’une voix très lasse. Si je suis obligée de vous tuer, cela nous fera encore un paquet de plus à porter. Avancez !
Le consul en tête, Weintraub derrière lui, Silenus se traînant quelques mètres plus loin, Brawne Lamia fermant la marche, le groupe descend une fois de plus le col qui conduit dans la vallée des tombeaux.
9.
Le programme de la Présidente Gladstone, ce matin-là, était particulièrement chargé. Tau Ceti Central a une journée de vingt-trois heures, ce qui permet au gouvernement de respecter l’heure standard de l’Hégémonie sans trop bouleverser les rythmes circadiens locaux. À 5 h#nbsp#45, Gladstone tint conférence avec ses conseillers militaires. À 6 h#nbsp#30, elle déjeuna en compagnie de deux douzaines de sénateurs, parmi les plus importants, et de quelques représentants de l’Assemblée de la Pangermie et du TechnoCentre. À 7 h#nbsp#15, la Présidente se distransporta sur le vecteur Renaissance, où la nuit était près de tomber, pour inaugurer officiellement le centre médical Hermès à Cadoue. À 7 h#nbsp#40, elle retourna à la Maison du Gouvernement où elle avait une réunion avec ses collaborateurs immédiats, parmi lesquels Leigh Hunt, pour revoir le discours qu’elle devait prononcer au Sénat et à l’Assemblée de la Pangermie à 10 heures. À 8 h#nbsp#30, elle eut un nouvel entretien avec le général Morpurgo et l’amiral Singh pour faire le point de la situation dans le système d’Hypérion. A 8 h#nbsp#45, elle avait rendez-vous avec moi.
— Bonjour, H. Severn, me dit-elle.
Elle était à son bureau dans la salle où je l’avais déjà rencontrée trois jours plus tôt. Elle m’indiqua une longue table, contre le mur, où du café, du thé et du cafta fumaient dans de la vaisselle d’argent.
Je secouai négativement la tête et pris un siège. Trois des fenêtres holos étaient blanches, mais celle qui se trouvait sur ma gauche affichait la carte en 3D du système d’Hypérion que j’avais déjà essayé de décoder dans la salle du Conseil de Guerre. J’avais l’impression que le rouge extro se répandait comme de la teinture écarlate au milieu d’une solution bleue.