10.
Sol, Brawne, Martin Silenus et le consul transportent leur équipement, le cube de Möbius et le corps de Lénar Hoyt jusqu’au long plan incliné qui conduit à l’entrée du Sphinx. Une fine neige tombe maintenant obliquement, tourbillonnant à la surface des dunes toujours changeante en une danse complexe de particules chassées par le vent. Malgré l’annonce de l’aube par les persocs, il n’y a pas la moindre lueur à l’est. Des appels répétés à la radio n’apportent aucune réponse de Kassad.
Sol Weintraub s’arrête devant l’entrée du Tombeau du Temps qu’on appelle le Sphinx. Il sent la chaleur de sa fille contre lui sous la cape, et la respiration régulière du bébé sur sa gorge. Il serre tendrement le petit paquet dans ses bras et s’efforce d’imaginer Rachel à vingt-six ans, avec son équipe de chercheurs, hésitant à l’entrée de ce même tombeau avant d’aller en explorer les mystères anentropiques. Il secoue la tête. Vingt-six longues années, toute une vie. Dans quatre jours, ce sera le jour de la naissance de Rachel. S’il ne fait rien, s’il ne trouve pas le gritche pour conclure un marché avec lui, Rachel mourra…
— Vous venez, Sol ? demande Brawne Lamia.
Les autres ont entassé leur matériel dans la première chambre, à cinq ou six mètres de l’étroit corridor de pierre.
— J’arrive ! leur crie-t-il.
Il pénètre dans le tombeau. La galerie est bordée de chaque côté de globes bioluminescents et d’ampoules électriques, mais ils sont poussiéreux et ne fonctionnent pas. Seules la torche de Sol et la lanterne de Kassad leur éclairent le passage.
La première chambre est de petite taille, pas plus de quatre mètres sur six. Les trois autres pèlerins ont posé leurs affaires contre le mur du fond et étalé des toiles et des couchages au centre du dallage glacé. Deux lanternes sifflent, jetant une lumière froide. Sol s’immobilise pour regarder autour de lui.
— Le corps du père Hoyt est dans la salle voisine, murmure Brawne Lamia en réponse à sa question muette. Elle est encore plus froide que celle-ci.
Sol prend place à côté des autres. Même à cette distance de l’entrée, il entend le crépitement du sable et de la neige contre la pierre.
— Le consul va faire tout à l’heure une nouvelle tentative pour contacter Gladstone, explique Brawne Lamia. Il faut la mettre au courant de la situation.
Martin Silenus se met à rire.
— C’est inutile. Ça ne servira foutrement à rien. Gladstone sait ce qu’elle fait. Elle ne nous laissera jamais sortir d’ici.
— J’essaierai après le coucher du soleil, dit le consul d’une voix qui semble épuisée.
— Je monterai la garde, propose Sol tandis que Rachel s’agite et pleure doucement. Il faut que je lui donne à manger, de toute manière.
Les autres semblent trop las pour répondre. Brawne s’adosse à un paquetage. Elle ferme les yeux. Quelques secondes plus tard, sa respiration devient lourde, et elle s’endort. Le consul abaisse son tricorne sur ses yeux. Martin Silenus croise les bras et regarde fixement l’entrée. Il attend.
Sol Weintraub sort un biberon automatique. Ses doigts gourds et arthritiques ont du mal à arracher la bande autochauffante. Il regarde à l’intérieur de son sac et s’aperçoit qu’il ne lui reste plus que dix biberons et une poignée de couches.
Le bébé tète. Sol dodeline de la tête, sur le point de s’endormir. Soudain, un bruit les réveille tous.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Brawne, qui cherche fébrilement l’automatique de son père.
— Chut ! intime le poète en avançant la main.
Le bruit se fait de nouveau entendre. Il vient de l’extérieur. C’est un son bref et définitif, qui couvre le bruit du vent et les crépitements du sable.
— C’est le fusil de Kassad, leur dit Brawne Lamia.
— Ou de quelqu’un d’autre, fait remarquer Silenus à voix basse.
Ils demeurent quelques instants silencieux, tendant l’oreille. Mais on n’entend plus rien pendant un bon moment. Puis, soudain, un vacarme infernal explose dans la nuit. Un bruit qui les fait se recroqueviller de terreur et se couvrir les yeux et les oreilles. Rachel hurle, terrorisée elle aussi, mais c’est à peine si l’on entend ses cris dans le déchaînement de fureur et d’explosions qui entoure le tombeau.
11.
Je me réveillai juste au moment où le vaisseau se posait. Hypérion, murmurai-je intérieurement, occupé à démêler mes pensées des lambeaux de rêve auxquels elles adhéraient encore.
Le jeune lieutenant nous souhaita bonne chance et descendit le premier lorsque le diaphragme de la porte s’ouvrit et qu’un air frais et léger remplaça la moiteur pressurisée de la cabine. Je suivis Hunt sur la rampe inclinée standard qui descendait sur le tarmac.
C’était la nuit. Je n’avais aucune idée de l’heure locale. J’ignorais si le terminateur de la planète venait de passer cette zone ou s’il était en train de s’en approcher, mais j’avais plutôt l’impression que c’était le soir. Il pleuvait doucement. C’était une bruine chargée de senteurs océaniques et de parfums végétaux. Des balises éclairaient les pistes, et une vingtaine de tours éclairées projetaient leurs halos sur la couche de nuages bas. Une demi-douzaine de marines en uniforme étaient déjà en train de décharger rapidement le vaisseau. Je vis notre jeune lieutenant en conversation avec un officier à une trentaine de mètres de nous sur la droite. Le petit port spatial semblait sortir tout droit d’un livre d’histoire. Il ressemblait à un port colonial des premiers temps de l’hégire. Des fosses de refroidissement primitives et des dalles de stationnement s’étalaient sur plus de deux kilomètres en direction de la masse noire des collines du nord. Des portiques et des tours de service assuraient la maintenance de dizaines de navettes militaires et de petits vaisseaux de guerre autour de nous. Les zones d’atterrissage étaient environnées de constructions militaires modulaires surmontées d’antennes en faisceaux et entourées de champs de confinement mauves et de toutes sortes de glisseurs et d’appareils aériens.
Suivant le regard de Hunt, je remarquai un glisseur en train de descendre vers nous. Le symbole géodésique bleu et or de l’Hégémonie gravé sur un côté de sa jupe était illuminé par ses feux de route. La pluie ruisselait sur sa verrière avant et formait un violent rideau de bruine à l’approche des soufflantes. Le glisseur se posa, une verrière en perspex se souleva et un homme en sortit. Il vint aussitôt vers nous sur le tarmac à pas rapides.
— H. Hunt ? demanda-t-il en lui serrant la main. Je suis Théo Lane.
— Ravi de vous connaître, gouverneur, fit Hunt en me désignant d’un signe de tête. Je vous présente Joseph Severn.
Le gouverneur général me serra la main. J’avais l’impression de le connaître déjà à travers les souvenirs brumeux du consul, au temps où Lane était son adjoint. Ils s’étaient également revus, huit jours plus tôt, lorsqu’il était venu saluer les pèlerins en partance à bord de la barge de lévitation Bénarès. Il semblait plus vieux que l’image d’une semaine que j’avais de lui, mais la mèche de cheveux rebelle, sur son front, n’avait pas changé, non plus que les lunettes archaïques et la brève poignée de main.
— Je suis ravi que vous ayez trouvé le temps de descendre à la surface, dit-il à Hunt. J’ai plusieurs communications à faire à la Présidente.
— Nous sommes ici pour cela, répondit Hunt en jetant un regard oblique à la pluie. Nous disposons d’une heure environ. Y a-t-il un endroit où nous pourrions parler au sec ?