Le gouverneur général eut un sourire juvénile.
— Même à 5 heures et demie du matin, les installations du port sont un véritable asile de fous, et le consulat ne vaut guère mieux. Mais je connais un endroit tranquille, ajouta-t-il en désignant son glisseur.
Lorsque nous décollâmes, je remarquai que deux appareils nous escortaient discrètement. Mais j’étais tout de même surpris que le gouverneur général d’un protectorat pilote son propre glisseur et n’ait même pas un garde du corps dans la cabine. Puis je me souvins de ce que le consul avait souvent dit aux autres pèlerins sur l’efficacité et la discrétion de son ancien adjoint. Ce comportement était en accord avec le style habituel du diplomate.
Le soleil se leva au moment où nous prenions de l’altitude pour virer en direction de la ville. Des nuages bas brillaient comme s’ils étaient illuminés de l’intérieur. Les collines du nord étaient parées de paillettes vertes, mauves et mordorées, et la bande de ciel au-dessous des nuages, à l’est, avait cet extraordinaire vert lapis que j’avais déjà vu dans mes rêves. Hypérion… Ma gorge se serrait d’angoisse et d’excitation.
Je penchai la tête du côté de la verrière ruisselante de pluie et pris soudain conscience de ce que l’impression d’angoisse et de confusion que je ressentais depuis un moment venait en fait du contact beaucoup plus ténu que j’avais avec l’infosphère. Les connexions existaient toujours, principalement sur mégatrans et hyperfréquences, mais jamais je ne les avais senties aussi fragiles. Si l’infosphère avait été un océan dans lequel je nageais, on aurait pu dire que mon ventre commençait à racler le fond. En fait, j’étais dans une flaque d’eau, et le niveau baissait à mesure que nous nous éloignions du port spatial et de sa relative microsphère.
Je me forçai à prêter attention à la conversation entre Hunt et le gouverneur général.
— Regardez les bidonvilles, nous dit-il en inclinant l’appareil pour que nous ayons une meilleure vue des collines et des vallées qui séparaient le port spatial des faubourgs de la capitale.
Bidonvilles était un euphémisme pour décrire l’incroyable agglomération de taudis faits de panneaux de fibroplaste, de vieux cartons et de déchets de mousse lovée qui couvrait la presque totalité des collines et des ravins. Le paysage, sans doute autrefois apprécié des habitants de la ville qui parcouraient les dix ou douze kilomètres de route boisée pour se rendre à l’aéroport, avait été dépouillé de tout ce qui pouvait servir à allumer du feu ou à constituer un abri. Les champs piétinés par d’innombrables réfugiés étaient devenus de véritables plaines de boue. Sept ou huit cent mille sans-abri occupaient chaque centimètre carré de terrain plat disponible. La fumée de milliers de foyers improvisés montait vers nous. Il y avait du mouvement partout. Des enfants couraient pieds nus, des femmes allaient chercher de l’eau dans des cours d’eau qui devaient être terriblement pollués, des hommes étaient accroupis dans les champs ou faisaient la queue devant des latrines improvisées. Je remarquai que des rangées de barbelés et des champs de confinement mauves avaient été placés de part et d’autre de la route, avec des postes de contrôle militaires à peu près tous les kilomètres. De longues files de blindés et de glisseurs militaires de la Force circulaient dans les deux sens sur la route et dans des couloirs à basse altitude.
— … que la plupart des réfugiés sont des indigènes, était en train de dire le gouverneur général. Mais il y a aussi plusieurs milliers de personnes déplacées parmi les propriétaires terriens des villes du Sud et des grandes plantations de fibroplastes d’Aquila.
— Ce sont les risques d’invasion extro qui les ont fait fuir ? demanda Hunt.
Théo Lane se tourna vers le collaborateur de Gladstone pour le regarder d’un drôle d’air.
— À l’origine, ils étaient paniqués à l’idée que les Tombeaux du Temps allaient bientôt s’ouvrir. Ils étaient sûrs que le gritche allait venir les prendre.
— Et leurs craintes étaient fondées ? demandai-je.
Il changea de position dans son fauteuil de pilotage pour se tourner vers moi.
— La Troisième Légion des Forces Territoriales a fait route vers le nord il y a quelques mois de cela, me dit-il. Elle n’est jamais revenue.
— Vous dites que les réfugiés fuyaient le gritche à l’origine, fit Hunt. Quelle autre raison avaient-ils ensuite ?
— Ils attendaient l’annonce de l’évacuation générale. Tout le monde ici est au courant de ce que les Extros – et les troupes de l’Hégémonie – ont fait à Bressia. Personne ne souhaite se trouver sur cette planète quand les mêmes évènements se produiront.
— Vous savez que la Force considère l’évacuation comme un tout dernier recours ?
— Oui. Mais nous ne voulons pas annoncer cela aux réfugiés. Il y a déjà eu des émeutes sanglantes. Le Temple gritchtèque a été détruit. La foule l’a assiégé, et quelqu’un s’est servi de charges au plasma volées dans les mines d’Ursus. La semaine dernière, il y a eu des attaques contre le consulat et le port spatial. Des magasins ont été pillés dans la vieille ville de Jacktown.
Hunt hocha lentement la tête tandis que le glisseur approchait de la cité. Les bâtiments étaient bas. Peu de constructions avaient plus de cinq étages. Les murs pastel ou blancs luisaient sous les rayons obliques du soleil levant. Je regardai, par-dessus les épaules de Hunt, la montagne basse où était sculpté le visage morose de Billy le Triste qui dominait la vallée. Le fleuve Hoolie faisait des méandres au centre de la vieille ville et redressait son cours avant de continuer vers le nord en direction de la Chaîne Bridée invisible. Il se perdait quelque part dans les marais de vort au sud-est, où je savais qu’il formait un delta occupant une partie de la Crinière. La cité avait l’air particulièrement déserte et paisible après le triste chaos des baraques de réfugiés. Mais lorsque nous commençâmes à descendre vers le fleuve, je remarquai l’ampleur de la circulation militaire et le nombre de blindés, de véhicules à chenilles et autres engins militaires aux carrefours et dans les jardins publics, leurs polymères de camouflage délibérément désactivés pour les rendre plus menaçants. J’aperçus aussi les tentes de fortune des réfugiés installées dans les parcs et les terrains vagues. Des milliers de personnes semblaient dormir sur les trottoirs, le long des caniveaux, comme des paquets de linge sale attendant qu’on vienne les ramasser.
Keats avait une population de deux cent mille âmes il y a deux ans, nous expliqua le gouverneur général. Aujourd’hui, si l’on compte les bidonvilles, elle atteint aisément les trois millions et demi.
— Je croyais que la population totale de la planète, indigènes y compris, ne dépassait pas cinq millions, s’étonna Hunt.
— C’est exact. Vous comprenez, maintenant, pourquoi nous disons que tout est en train de s’écrouler. Les deux autres grandes villes de la planète, Port-Romance et Endymion, ont accueilli presque tout le reste des réfugiés. Les plantations de fibroplastes d’Aquila ont été désertées. La jungle et les forêts des flammes les envahissent. Les exploitations agricoles de la Crinière et des Neuf Queues ne produisent plus rien ou sont incapables de faire parvenir leur production sur le marché en raison de l’effondrement du système de transport civil.
Hunt gardait les yeux fixés sur le fleuve qui montait rapidement vers nous.
— Que fait le gouvernement ? demanda-t-il.
Théo Lane eut un sourire.
— Vous voulez savoir ce que je fais ? Il y a près de trois ans que dure cette crise. La première mesure a été de dissoudre le Conseil intérieur et de revendiquer officiellement le statut de protectorat pour Hypérion. Armé des pleins pouvoirs, j’ai procédé à la nationalisation des compagnies de transport et des lignes de dirigeables encore en exercice. Seuls les militaires continuent de se déplacer par glisseur dans l’atmosphère d’Hypérion. Enfin, j’ai dissous les Forces Territoriales.