— Il se trouve donc, mes chers concitoyens, que nous sommes de nouveau engagés, après plus d’un siècle de paix, dans un combat pour le maintien des droits que notre société a toujours défendus depuis la disparition de notre mère patrie la Terre. Après plus d’un siècle de paix, nous voici obligés de reprendre, quels que soient notre écœurement et nos réticences, le glaive et le bouclier qui ont été, dans le passé, les garants de notre bon droit et de nos intérêts, afin que la paix puisse de nouveau régner un jour.
« Nous ne devons pas – et nous ne le souhaitons en aucun cas – nous laisser griser par le son des clairons ni par l’exaltation que les appels aux armes, inévitablement, provoquent. Ceux qui ignorent les leçons de l’histoire et la folie des guerres sont condamnés à les revivre. Ils en mourront peut-être. De grands sacrifices nous attendent sans doute. De grandes douleurs affligeront certains d’entre nous. Mais, quels que soient les revers ou les succès que nous rencontrerons inévitablement dans notre entreprise, je dis qu’il faut le faire, et que deux choses, par-dessus tout, sont pour nous tous à garder en mémoire. La première est que nous combattons pour la paix et que la guerre est un fléau temporaire qu’il nous faut subir comme un enfant subit la rougeole ou la scarlatine, en sachant bien qu’au bout du tunnel de souffrances nous attendent la paix et le bien-être renouvelés. La seconde est que nous n’abandonnerons jamais. Jamais nous ne céderons ni ne plierons devant la volonté de personne. Jamais nous n’écouterons des voix étrangères ni même nos propres inclinations vers une voie plus confortable. Jamais notre volonté ne vacillera jusqu’à ce que la victoire nous appartienne, que l’agression soit vaincue et que la paix soit gagnée. Mesdames et messieurs, merci.
Leigh Hunt se pencha en avant pour regarder attentivement les sénateurs qui se levaient en masse pour faire à Gladstone une ovation dont l’explosion monta jusqu’au plafond pour se répercuter par ondes successives dans la galerie où nous nous trouvions. En masse, mais pas à l’unanimité. Je vis Hunt compter les sénateurs qui demeuraient assis, les bras croisés ou la mine renfrognée. La guerre avait moins de deux jours, et déjà une opposition se constituait, touchant d’abord les mondes coloniaux inquiets pour leur sécurité au moment où la Force se concentrait sur le système d’Hypérion, puis l’opposition à Gladstone, nombreuse dans la mesure où personne ne peut rester si longtemps au pouvoir sans se créer des ennemis, et enfin une petite partie de la coalition présidentielle, qui voyait dans la guerre un moyen ridicule de mettre fin à une période de prospérité sans précédent.
Je la vis descendre de l’estrade pour aller serrer la main du président sénile et du speaker juvénile, puis emprunter l’allée centrale pour gagner la sortie, en s’arrêtant pour dire un mot ou donner une poignée de main à d’innombrables personnes, sans jamais perdre son sourire familier. Une cohorte d’imageurs de la Pangermie la suivaient, et je sentis le poids du débat s’amplifier tandis que des milliards de voix ajoutaient leurs commentaires à tous les niveaux interactifs de la mégasphère.
— J’ai besoin de la voir tout de suite, me dit Hunt. Savez-vous que vous êtes invité ce soir à un dîner officiel à la Cime de l’Arbre ?
— Oui.
Il secoua légèrement la tête, comme s’il était incapable de comprendre pourquoi la Présidente tenait tellement à ma présence partout.
— Le dîner finira assez tard, et sera suivi d’une réunion avec le haut commandement de la Force, ajouta-t-il. Elle désire que vous y participiez aussi.
— Je serai libre, répondis-je.
— Avez-vous quelque chose à faire à la Maison du Gouvernement avant ce soir ? me demanda-t-il.
— J’ai l’intention de dessiner un peu, lui dis-je en souriant. Ensuite, je me promènerai sans doute dans le Parc aux Daims. Après cela… Je ne sais pas. Je ferai peut-être une petite sieste.
Hunt secoua de nouveau la tête et s’éloigna rapidement vers la sortie.
13.
Le premier coup manque Kassad de moins d’un mètre et fend le rocher devant lequel il passait. Il fait un bond avant que le souffle ne l’atteigne. Il roule sur lui-même pour se mettre à l’abri, son polymère de camouflage activé au maximum, son armure d’impact tendue, son fusil d’assaut prêt à tirer, sa visière de casque en alerte. Il demeure tapi un long moment, son cœur martelant sa poitrine, scrutant les collines, la vallée et les tombeaux à la recherche du moindre mouvement ou de la moindre trace thermique. Mais il n’y a rien. Un rictus se forme derrière le miroir noir de sa visière.
Celui qui a tiré sur lui l’a manqué volontairement, il en est sûr. On s’est servi d’un pulsant, mis à feu par une cartouche de 18 mm. À moins que le tireur ne se soit trouvé à plus de dix kilomètres de là, il ne courait aucun risque de rater sa cible.
Kassad se relève pour courir vers l’abri du Tombeau de Jade, et le deuxième coup l’atteint en pleine poitrine, le projetant en arrière.
Cette fois-ci, il grogne en se laissant rouler sur le côté, puis se rue vers l’entrée du tombeau, tous ses détecteurs en alerte. C’est une balle de carabine qui vient de le toucher. Celui qui joue ainsi avec lui se sert d’un fusil d’assaut polyvalent de la Force, à peu près semblable au sien. Il sait qu’il porte une armure de combat et qu’une telle balle ne peut rien contre lui, quelle que soit la distance. Mais le fusil d’assaut polyvalent a d’autres possibilités, et si, la prochaine fois, son attaquant décide d’utiliser le laser de combat, Kassad est mort. Il plonge dans l’entrée béante du tombeau.
Toujours pas la moindre trace thermique ni le moindre mouvement sur ses détecteurs, à part l’image rouge et jaune des empreintes de pas des autres pèlerins, qui se refroidissent rapidement, à l’endroit où ils sont entrés dans le Sphinx, quelques minutes auparavant.
Kassad utilise son implant tactique pour balayer rapidement les bandes de communication métrique et optique. Toujours rien. Il agrandit cent fois toute la vallée, introduit les paramètres du vent et du sable, et active l’indicateur de cible en mouvement. Rien qui dépasse la taille d’un insecte ne bouge. Il émet des impulsions radar, sonar et lorfo, défiant le tireur embusqué de se rallier sur elles. Toujours rien. Il demande l’affichage tactique, sur son viseur, des deux attaques précédentes. Des traînées balistiques bleutées se forment.
Le premier coup est venu de la Cité des Poètes, à plus de huit kilomètres de là dans la direction du sud-ouest. Le second, moins de dix secondes plus tard, a été tiré du Monolithe de Cristal, près d’un kilomètre plus bas dans la vallée. La logique voudrait donc qu’il y ait deux tireurs, mais Kassad est certain qu’il n’y en a qu’un seul. Il affine l’échelle d’affichage. Le deuxième coup est parti d’un point élevé du Monolithe, à trente mètres du sol au moins, sur la façade.
Il amplifie encore l’image. Il scrute, à travers la nuit et les derniers vestiges de la tempête de sable et de neige, l’immense structure. Mais il ne voit rien. Pas la moindre ouverture, pas la plus petite meurtrière.
Seuls les milliards de particules colloïdales laissées dans l’air par la tempête rendent visible, l’espace d’une fraction de seconde, le rayon laser qui le prend pour cible. Mais il ne voit le trait vert qu’après avoir été touché à la poitrine. Il roule dans l’entrée du Tombeau de Jade, en se demandant si les murs verts aideront à détourner un faisceau de lumière de la même couleur tandis que les supraconducteurs de son armure de combat émettent un rayonnement thermique dans toutes les directions et que son viseur tactique lui confirme ce qu’il sait déjà, c’est-à-dire que le tir vient des hauteurs du Monolithe de Cristal.